Dans son précédent essai, "L’avenir d’une exception," Hakim El Karoui voulait réhabiliter l’égalité à la française en déclinant le concept des domaines aussi divers que le rapport à l’immigration, l’organisation de l’économie mondiale ou la géopolitique. Dans son dernier essai qui vient de sortir chez Flammarion "Réinventer l’occident" on retrouve les thèmes qui lui sont chers, notamment le protectionnisme européen, mais le propos est cette fois articulé autour de la crise de l’occident.
Bien évidemment, Hakim El Karoui n’étant pas un néoconservateur adepte de la théorie du choc des civilisations, le terme d’occident ne doit pas être perçu dans le sens de monde libre confronté à des barbares de toutes sortes, mais plutôt au sens de monde développé qui a trop croire en sa supériorité intrinsèque et aveuglé par une séquence historique d’hégémonie mondiale, est sorti ruiné en une décennie à peine dans une mondialisation finalement dominée par l’Asie, au point de devoir aujourd’hui réinventer son modèle politique, économique et identitaire.
Le livre n’est pas sans rappeler celui de Jack Dion et Martine Bullard dont j’avais rendu compte ici, qui traitait également de la désoccidentalisation du monde. Contrairement à ce dernier, il nous épargne une lecture moralisatrice qui condamne l’occident à un déclin inexorable et finalement bien mérité. Tout au contraire, Hakim El Karoui porte sur l’occident un regard plutôt bienveillant et n’hésite pas lui reconnaître quelques vertus à préserver. Plus qu’un monde définitivement condamné par ses péchés, il apparaît davantage comme une civilisation en fin de cycle dont le modèle s’est déployé jusqu’à l’épuisement.
Il n’est jamais facile de traiter d’un sujet aussi hétérogène que l’occident. Tantôt le regard se porte sur le monde occidental dans son ensemble, tantôt sur l’Europe et le plus souvent sur la France. Certains maux ou propositions apparaissent concerner spécifiquement la France comme la fragmentation sociale et la disparition de toute protection collective. D’autres en revanche sont universelles comme l’insuffisance de la demande globale ou la naïveté à l’égard de la Chine. Si bien qu’on peut s’interroger sur le statut du livre qui semble hésiter entre l’essai d’histoire contemporaine et la feuille de route pour un gouvernement de refondation républicaine. L’admirable dernier chapitre en forme de discours (à lire à voix haute !) fait pencher pour la seconde hypothèse.
Manifestement pour Hakim El Karoui, les grands enjeux de la période doivent être placés dans une perspective globale, pour être clairement appréhendés mais aussi – ce qui est plus discutable – pour trouver des réponses.
Ainsi, le rapport difficile à l’islam qui suscite tant de crispations en Europe devrait être traité dans le cadre d’une nouvelle politique communautaire, une « CECA migratoire » qui organiserait les flux de populations de part et d’autre de la méditerranée dans l’intérêt des deux parties. Si en bon disciple d’Emmanuel Todd, il considère que le processus d’assimilation s’accomplit (notamment en ce qui concerne les populations issues d’Afrique du nord) il en appelle toutefois à une lutte énergique contre les phénomènes de concentrations urbaines qui entravent ce processus. On pourra sur ce point, juger sa foi dans les vertus assimilatrices du modèle individualiste-égalitaire français quelque peu aveugle ou naïve, dans la mesure où il semble pouvoir se passer de toute politique publique volontariste en la matière.
De même, les difficultés économiques que connaît le pays, s’inscrivant dans une crise globale, requièrent un traitement global, ce qui passe en particulier par une nouvelle attitude par rapport à la Chine empreinte de plus de lucidité et de plus d’humilité, mais aussi d’une plus grande fermeté. L’Occident a cru pouvoir dominer la mondialisation. Il se doit aujourd’hui de se protéger.
L’auteur renonce désormais au vocable de protectionnisme, tant persistent les malentendus à son sujet, pour celui plus économiquement correct de régulations commerciales, mais il s’agit toujours de ces écluses tarifaires à finalité sociale, environnementale et salariales selon la formule popularisée par son précédent ouvrage et qui a désormais été reprise par le parti socialiste : en clair le fameux protectionnisme européen invariablement défendu par Emmanuel Todd depuis une dizaine d’année.
Le propos subit tout de même une inflexion majeure par rapport à son expression classique. Il ne s’agit plus de tordre le bras à l’Allemagne en la menaçant de quitter l’Euro ou de la convaincre que son modèle économique n’est ni optimal ni même viable. L’auteur fait preuve de lucidité en considérant que la France n’a aucune chance d’être entendue par l’Allemagne avec un tel discours. Il compte désormais sur une prise de conscience de l’ensemble de l’occident, Etats-Unis en tête, de l’impasse que constitue une intégration économique trop poussée avec la Chine. Hakim El Karoui mise sur le pragmatisme et la lucidité des économistes américains, "le coeur de la pensée occidentale" pour propager l’idée de régulations commerciales dans tout l’occident et jusqu’en Allemagne.
Le protectionnisme d’Hakim El Karoui reste relativement modéré. Il ne s’agit pas de proposer un modèle économique alternatif où l’on rechercherait à rééquilibrer le rapport de force entre capital et travail, à réduire le poids de la finance où de prôner un modèle économique davantage autocentré. Il s’agit simplement pour l’occident de prendre les mesures qui s’imposent pour s’adapter à la montée en puissance d’un géant économique qui va déstabilise et va continuer à déstabiliser l’économie mondiale en inondant le monde de ses productions tout en fermant progressivement son marché aux importations. Il prône la réciprocité, l’équilibre des termes de la concurrence et la sauvegarde d’une base productive, ce à quoi n’importe quel libéral conséquent devrait pouvoir adhérer.
L’auteur va tout de même plus loin que le parti socialiste avec son concept de juste échange. La nouvelle chimère socialiste s’en remet en effet exclusivement aux négociations multilatérales dans le cadre de l’OMC (où la France resterait représentée par l’UE), refuse de prendre en compte les différences salariales pour ne se centrer que sur les normes environnementales et de droit du travail et enfin a essentiellement pour finalité d’accélérer le développement des pays pauvres, censé être favorisé par le développement des échanges selon la bonne vieille doxa libre échangiste. Hakim El Karoui en appelle au contraire à engager un vrai rapport de force avec la Chine et n’est pas effrayé par l’idée de mesures unilatérales et contraignantes.
On ne note en revanche aucune inflexion du discours en ce qui concerne le périmètre souhaitable de ces régulations commerciales. Il demeure toujours hostile à l’idée de formes nationales du protectionnisme dans la mesure où elles risqueraient selon lui de générer des effets de rentes préjudiciables au consommateur. (1)
L’union Européenne n’est pas davantage remise en cause, ni dans son caractère de « mondialisation en petit » avec les mêmes déséquilibres et la même pression à la baisse entraînée par la concurrence où l’emporte toujours le moins disant et le moins coûtant, ni dans sa capacité institutionnelle à piloter des politiques qui exigeraient la prise de décisions positives et d’arbitrages difficiles (2). Son crédo n’a sur ce point pas varié. Il croit toujours à l’organisation d’une mondialisation polycentrique où l’Europe aurait vocation à se constituer en un pôle structuré équivalent de celui des Etats-Unis.
Hakim El Karoui croit en la capacité de l’Europe à dégager à un intérêt général européen(3) face aux menaces globales qui pèsent sur elle, une forme de République européenne unifiée et débarrassée des égoïsmes nationaux dont les protections commerciales aux frontières pourraient jouer le même rôle que le Zollverein inspiré par Friedrich List dans l’unification allemande. Il est en réalité un fédéraliste européen, probablement le dernier du genre.
Le propos est cohérent. L’intégration européenne suppose que l’on définisse un espace intérieur délimité par des frontières le protégeant du vaste monde. L’incohérence est bien davantage du coté des fédéralistes européens libre-échangistes lorsqu’ils imaginent que l’Europe pourrait poursuivre son intégration en se définissant comme la zone du monde la plus ouverte et pourrait ne se fonder que sur le principe de l’immersion de chacun dans la concurrence mondiale ! Le propos d’Hakim El Karoui s’adresse clairement aux formations politiques de l’arc central, celles qui ont appelé à voter oui au TCE et qui n’entendent pas renoncer à leur rêve européen et aux dogmes qu’il a suscité, du PS à Villepin en passant par Bayrou.
L’appel aux Etats-Unis pour convaincre l’Allemagne de réviser son modèle économique dans le cadre d’une stratégie d’adaptation de tout l’occident à une mondialisation désormais dominée par la Chine ne manque pas de cohérence non plus, même si cela peut entraîner quelque sentiment de nausée au lecteur de sensibilité gaulliste ou souverainiste. Au-delà de l’objection morale, il semble cependant que là se situe la principale fragilité de la thèse.
Que se passerait-il s’il s’avérait que l’occident était un concept périmé hérité de la guerre froide ? Si les Etats-Unis n’avaient définitivement plus rien à faire du destin de l’Europe ainsi que la Présidence de Obama semble l’annoncer ? Si la mondialisation avait fait diverger les intérêts nationaux à mesure qu’elle poussait à leur spécialisation ? Si les réponses qu’imaginent les grands pays occidentaux n’avaient en réalité rien de commun : Politique monétaire aux Etats-Unis, compétitivité à l’export en Allemagne, protections commerciales ou politique industrielle en France, acceptation de la rigueur budgétaire et salariale ailleurs ?
Si le concept d’Occident était une fausse piste, l’espoir d’unification de l’Europe s’évanouirait dans l’instant, laissant la France dans un face à face avec la République Fédérale, notre Chine à nous, avec pour seule alternative : se soumettre au modèle économique et social du grand voisin ou reprendre sa Liberté.
Malakine
(1) On pourrait toutefois lui objecter que l’exploitation de ces rentes pourrait être aisément découragée par une fiscalité substantiellement majorée sur leurs bénéfices. Il serait en effet logique que la protection (et donc la localisation de la base productive) soit accompagnée par une plus grande fiscalisation, pourquoi pas au moyen du SLAM de Frédéric Lordon !
(2) Quelles filières protéger ? Sur quelles bases déterminer les montants compensatoires ? Quelles zones du monde privilégier ou au contraire pénaliser ?
(3) Cette notion d’intérêt général européen est selon moi tout à fait caractéristiques des dérives du système nucléaire égalitaire de la France du centre, au nom duquel s’expriment Todd et El Karoui, qui veut tellement croire en l’universalité des hommes, qu’il refuse de percevoir des différences pourtant légitimes entre les cultures et les peuples. Les intérêts nationaux
sont perçus comme des égoïsmes, chaque peuple étant prié de de s’abstraire de sa communauté nationale pour se fondre dans un grand Tout dont il faudrait dégager le bien commun sans distinction de ses composantes.
Les Matins- Hakim El Karoui
envoyé par franceculture. - Regardez les dernières vidéos d'actu.
Voir aussi l'interview qu'il a donné récemment à l'émission C à dire de France 5, peut-être plus intéressante, où il parle davantage des enjeux économiques et notamment des régulations commerciales, .
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