Il y a vingt ans, la France commémorait le bicentenaire de sa révolution. Mitterrand venait de se faire réélire sur une ligne ni-niste, quasi apolitique. Les Français, fatigués de la guerre gauche-droite, rêvaient d’une république du centre, raisonnable et apaisée. Le seul vrai clivage qui subsistait opposait les « républicains » qui voulaient profiter du bicentenaire pour renouer avec les valeurs républicaines et les « démocrates » qui voulaient tourner définitivement la page de l’exception française. D’un coté Régis Debray qui venait de publier « Pour que vive la république ». De l’autre, Alain Minc (déjà !) et les intellectuels de la fondation Saint Simon, future matrice intellectuelle du social libéralisme et de la fameuse « pensée unique ».
Ce clivage entre démocrates et républicains a perduré tout au long des années 90, jusqu’à l’avènement du règne sans partage des premiers et l’extinction presque totale des seconds. Au tout début de ce processus, le clivage avait été brillamment théorisé par Regis Debray dans un article qui avait fait grand bruit, paru en novembre 1989 dans le nouvel observateur. René Jacquot vient de le republier dans le CBB. Sa relecture vingt ans après, permet d’éclairer d’un jour nouveau l’histoire de ces deux dernières décennies et de penser le monde qui sortira de l'après-crise.
Prévenons de suite les plus jeunes : le texte a vieilli. Nous sommes en 1989. On ne parle encore ni de mondialisation, ni de marchés financiers ou de capitalisme actionnarial, ni d’explosion des inégalités, ni d’Europe (on parle encore du marché commun), ni de néolibéralisme, ni de violence urbaine ou de communautarisme. Ces phénomènes ne sont pas encore apparus ou sont tout justes embryonnaires.
Les sujets de l’époque sont nous apparaissent aujourd’hui gentiment désuets : le port du voile à l’école, l’alignement des télévisons publiques sur les chaines commerciales toutes jeunes, le développement des sondages et de la communication politique, la place de la religion, la manière de concevoir l’enseignement, le développement des autorités administratives indépendantes, le relativisme culturel, le gouvernement des juges…
Néanmoins, Régis Debray, dans la description qu’il fait des ressorts de l’esprit démocrate, annonce toutes les évolutions qui marqueront les deux décennies suivantes, des dérèglements de l’économie à l’abaissement du politique en passant par la faillite générale du sens moral ou la perte de toute perspective historique. La victoire de l’esprit démocrate sur l’esprit républicain s'est traduit par un renversement complet de nombre de valeurs : Le citoyen s’efface devant l’individu. L’Etat se fait dominer par la société. L’histoire disparaît dans un instantané permanent. L’enfant et les principes féminins ringardisent la figure de l’adulte et du masculin. La liberté l’emporte sur l’égalité, le marché sur la loi, l’émotion sur la pensée, la croyance sur la raison, l’argent sur la culture, le marché sur la loi, la morale sur les obligations, l’opinion sur la délibération, l’image sur l’écrit, le sondage sur le vote, la communication sur l’action publique...
Régis Debray n’est pas dupe. Il annonce déjà la victoire par KO des démocrates. Mais probablement n’imaginait-il pas à quel point cette pensée deviendrait hégémonique et conduirait à des conséquences aussi extrêmes. Il envisage toutefois la possible dégénérescence du système démocrate, car celui-ci ne tient que par la croyance religieuse qui fait office de fédérateur et de régulateur entre les communautés et dans la société. Et si d’aventure, l’homme se libérait de la morale puritaine des origines, le système ne manquerait pas de se transformer en jungle sans foi ni loi ou en joyeux bordel.
Certains passages du texte évoquent d’ailleurs la période actuelle, où l’esprit démocrate s’est déployé jusque dans ses extrémités : Cette pathétique campagne de 2007 où deux candidats sans programme et fabriqués par les sondages se sont affrontés dans une lutte d’image et de propos démagogiques sans contact avec le réel. Ce président, avec ses airs d’enfants caractériel et vulgaire, qui a voulu réhabiliter la religion sous couvert de laïcité positive et qui confond l’exercice du pouvoir politique avec des discours incantatoires sur la morale et à l’éthique. La dramatique passivité des gouvernements face aux évènements sur lesquelles ils n’osent, ne peuvent et ne veulent rien changer. « Au démocrate importe d’abord le temps qu’il fait. Pas d’inquiétude, les saisons tournent et le soleil viendra après la pluie. La réconciliation après la bataille. Il croit si peu en la guerre qu’il prépare la paix au premier coup de feu. C’est dangereux en période de crise… »
Le texte de régis Debray est finalement d’une cruelle actualité, dans son diagnostic comme dans ses perspectives.
L’esprit républicain, si caractéristique de la France, vit toujours dans l'inconscient politique du pays. Il n’est qu’en sommeil. La France a résisté longtemps à la modernité démocrate. Elle ne s’y est abandonné qu'au moment où il avait atteint un tel degré de déliquescence qu’il s’est effondré sur lui-même. Les nouvelles religions de la concurrence et de l’argent roi se sont avérées toxiques. La dynamique libérale s’est retournée contre l’économie. La passion du court terme a fait disparaître l’avenir dans un trou noir. Le monde est devenu fou, incontrôlable, imprévisible et terriblement inquiétant. On se retourne par réflexe vers le politique, que l’on découvre avec effroi, intellectuellement débile et pratiquement impuissant.
L’esprit républicain peut alors retrouver un attrait. « Pour être résolument moderne, osons être archaïques » avait d’ailleurs lancé Régis Debray en fin d’article.
La crise peut réveiller le citoyen derrière l’individu et le consommateur. L’aspiration peut revenir d’un monde régi par des règles rationnelles et délibérées recherchant l’intérêt général. Les sociétés ressentiront de nouveau le besoin de s’ancrer dans le temps long pour échapper enfin à la pression du court terme et l’angoisse de l’imprévision.
Malheureusement, dans l’aventure démocrate, les Etats se sont défaits de leurs pouvoirs et les nations se sont à la fois atomisées et dissoutes. Le point de non retour dans la déconstruction des valeurs de la République a peut-être d’ailleurs été atteint.
La crise appelle un renouveau de l’esprit républicain débarrassé de ses aspects les plus poussiéreux. Le républicanisme bouffe curé, de la blouse grise, du hussard noir et du salut au drapeau ne reviendra pas. C’est un républicanisme post-national et à finalité planétaire qu’il faut inventer. Il ne s’agit plus seulement d’émanciper les hommes de la tutelle de Dieu pour substituer leur raison à son autorité. Il s’agit de réapprendre aux hommes à vivre ensemble et d’assurer l’avenir de l’Humanité.
Malakine
" C’est un républicanisme post-national et à finalité planétaire qu’il faut inventer. "
Total désaccord.
Il y a les nations.
Et il y a l'Organisation des Nations Unies.
Le post-national, je n'y crois pas un seul instant.
Au contraire, je parie que nous allons assister au retour ravageur des passions nationales (et même au retour des passions nationalistes).
Quand on écrase les nations, elles finissent toujours par revenir et par se venger. Malheureusement, je pense que la question nationale sera LA question centrale en Europe dans les années qui viennent.
... la question centrale et explosive.
Rédigé par : BA | 25 mars 2009 à 21:48
@ Malakine
Merci pour cet article. Ton ouverture finale nous mène droit vers la question de la fraternité.
Petite faute de frappe c'est CGB (et non CBB!)
Régis Debray revient sur ce texte page 347 du "Moment fraternité":
"J'ai tenté de les distinguer naguère en précisant les tempéraments respectifs du démocrate et du républicain. Des esprits sommaires ont affecté d'y voir une opposition d'essence entre république et démocratie. Cela fait de profitables, mais d'inutiles, voire grotesques, bisbilles".
Sommes-nous des ayatollahs du républicanisme?
Le démos et l'ethnos (communauté de langue, d'histoire et de moeurs, rien de biologique dans tout cela) hantent l'esprit de chaque nation.
C'est pour cela que je ne crois pas en un post-républicanisme mondial, un républicanisme posthistorique... à moins que comme Victor Hugo à propos des Etats-Unis d'Europe, tu rêves d'une France en plus grand.
Rédigé par : René Jacquot | 25 mars 2009 à 22:48
@Malakine
Je ne crois pas moi non plus à l'extension de la république à l'échelle supérieure. Pour tout te dire si l'on parviens à faire survivre un vivre ensemble raisonnable à l'échelle française ce sera déjà beaucoup.
A ce propos je remercie Tadzoa Trekhei de m'avoir convaincu de voir le film "La journée de la jupe" avec Isabelle Adjani, c'est un vrai plaidoyer républicain. Enfin une vision relativement objective des difficultés des enseignants dans les banlieues et ailleurs. Et de l'impossibilité de transmettre des valeurs à des individus qui nient complètement leur liens avec la société dans laquelle, pourtant, ils habitent. Ce film dit tout haut ce que de nombreux républicains crient depuis des années, et dénoncent les dérives que Régis Debray avait anticipé.
Rédigé par : yann | 25 mars 2009 à 23:02
@ Yann, heureuse d'avoir réussi à vous communiquer mon enthousiasme pour "la journée de la jupe".
Cet article de Cyrano, de Riposte laïque, publié sur Marianne2, confirme votre jugement et devrait intéresser ceux qui, sensibles à ce film, partagent les réflexions de Régis Debray sur l'enseignement en 1969 .
http://www.marianne2.fr/Adjani-l-anti-Begaudeau_a177474.html
Rédigé par : Tadzoa Trekhei | 26 mars 2009 à 00:16
Et oui, un certain idéal républicain a été mangé tout cru par une conjonction du libéralisme avancé et d'un libertarisme 68tard .
A l'époque (tout ça se met en place dans les années 70), ça été une bouffée d'air frais face à de nombreuses rigidités ! Mais dans ce mouvement il y avait une pente : pour aller très vite je dirai que c'est la pente de la facilité !
Et ceci à tous les niveaux , mais surtout dans les esprits . Et de ce point de vue là, la gauche, -ses pompes ses oeuvres-, porte une responsabilité écrasante , car c'est ce sillon là, celui de la facilité, de l'individu conçu comme ayant droit à tout, sans entrave ni interdit.
Sillon , bien évidemment , exploité démagogiquement par cette société du spectacle et de la mise en scène permanente, qui n'a aucun état d'âme lorsque des possibilités de profits sont encore largement possibles : l'indignation est devenue un produit de consommation courante !
Une partie de la crise vient de là, aussi. La dérèglementation s'est d'abord opérée dans les esprits et l'illusion que les principes les plus élémentaires et les plus basiques n'étaient qu'archaïsme s'est diffusé dans tous les domaines.
Cette conception s'accompagne évidemment d'un Etat conçu non pas comme un structurateur-fédérateur, mais comme une super chambre d'enregistrement maternante n'émettant , dans un flot sans fin, que des textes posant des droits à tous et chacun, et n'organisant que de la redistribution à tour de bras . Ce qui aboutit à un foutoir complet pendant lequel les "affaires" continuent !
Sinon, comme Yann et Jacquot j'emets quelques doutes sur un post-républicanisme mondial. Pas possible , et probablement pas souhaitable : que chacun fasse son propre chemin : et puis , je suis pour la bio-diversité ... et l'archaïsme comme principe de précaution.
Rédigé par : oppossum | 26 mars 2009 à 00:44
@ BA
On en a déjà parlé. Je n'y crois pas du tout au réveil des nations. Vous connaissez vraiment des gens autour de vous qui pensent que la France pourrait définir ses propres règles indépendamment du monde entier ?? Ce souverainisme étroit est un vieux rêve qui fait perdre du temps.
@ René Jacquot
Je t'avais dit que je voulais faire un papier sur ce sujet. Merci de m'avoir permis de le faire.
Je savais bien que ma conclusion sur un républicanisme post-national ferait réagir. L'intérêt du texte de Debray c'est qu'il montre que la république c'est un état d'esprit qui dépasse très largement la question de la souveraineté nationale. C'est pourquoi, je pense qu'il ne faut pas se bloquer sur ce sujet. Car si on attends une résurgence du sentiment national français et du désir de souveraineté, on peut attendre longtemps, et pendant ce temps, on est condamné à regarder passivement le monde s'effondrer ...
Je ne développe pas plus car c'est un sujet que je voudrais traiter bientôt.
@ Yann
Je vais aller voir ce film pour qu'on puisse en parler. Ca fera du bien de parler d'autre chose que de la crise et d'économie.
@ Opposum
Parfaitement d'accord. Sur la conclusion, je n'ai pas parlé d'un post-républicanisme mondial, mais d'un républicanisme post-national à FINALITE mondiale. Ce qui veut dire : les mêmes valeurs, la même logique, la même culture, mais appliqué à différentes échelles sur la base de sentiment d'appartenance multiple et dont l'horizons ne serait plus seulement de bâtir une société sans Dieu gouvernée par la raison des hommes, mais un système viable et durable qui assurerait l'épanouissement de l'individu et la survie de l'humanité dans une planète habitable (ou quelque chose du genre...)
Rédigé par : Malakine | 26 mars 2009 à 09:46
http://www.arretsurimages.net/contenu.php?id=1800
L'émission avec Regis Debray chez asi est en libre accès!
Rédigé par : René Jacquot | 26 mars 2009 à 11:34
" les mêmes valeurs, la même logique, la même culture, mais appliqué à différentes échelles sur la base de sentiment d'appartenance multiple "
C'est ce qui est en oeuvre depuis de nombreuses années, et ça s'appelle l'américanisation du monde.
Rédigé par : BA | 26 mars 2009 à 14:35
oh ! On m'accuse, moi, d'être un agent de l'américanisation du monde !! J'ai dit "les mêmes valeurs" c'est à dire les valeurs républicaines, pas les valeurs démocrates qui se sont développées en toutes choses depuis 20 ans ! Dis, BA, tu lis les articles ou tu te contentes de lire les commentaire et poster des commentaires en forme de copier / coller sur tous les blogs ou tu passes ?
Rédigé par : Malakine | 26 mars 2009 à 15:06
@Ba
Je suis désolé de devoir vous contre-dire, mais les USA sont porteur d'un imaginaire et d'une façon de voir les choses qui ne sont en rien républicaines. L'individualisme, le consumérisme, l'exacerbation du fait religieux, le communautarisme ou l'idolâtrie du drapeau en guise de patriotisme, ne sont guère des marques de fabriques républicaines. La république américain est aussi éloigné de la république française, que la langue japonaise l'est du perse. C'est d'ailleurs pourquoi je trouve personnellement risible les fantasme de certain sur le chimérique empire transatlantique pour sauver un occident qui n'existe pas.
@René Jacquot
Merci pour la vidéo. Les propos de Régis Debray me rappel furieusement les avertissements de Jacques Ellul dans "Les nouveaux possédés" qui date de 1973 et où il déclarait qu'il cherchait vainement de grands athées libres de toute croyance, mais qu'il ne voyait guère que des païens et de nouveaux croyants. Je cite la fin de son ouvrage:
" Le combat de la foi auquel nous sommes engagés n'est pas un combat contre l'homme. Il ne s'agit ni de le tuer ni de le convaincre qu'il a tort, mais c'est un combat pour sa liberté; réinséré dans un sacré, prisonnier de ses mythes, il est parfaitement aliéné, ce brave "homme moderne", dans ses néo-religions. Car toute religion est à la fois nécessaire et aliénante. Briser ces idoles, désacraliser ces mystères, attester la fausseté de ces religions, c'est tenter une libération, la seule finalement indispensable, de l'homme de notre temps."
Il faut remplacer les mauvaises sacralités, si je puis dire, celles qui déstructurent, qui paralysent qui séparent, par de bonnes sacralités qui rassemblent la population en un ensemble cohérent et positif. L'illusion est de vouloir construire une bonne société sans sacré et sans croyance collective.
Rédigé par : yann | 26 mars 2009 à 15:22
Yann, nous sommes d'accord à 100 % !
Je suis en désaccord total avec Malakine qui écrit :
" je n'ai pas parlé d'un post-républicanisme mondial, mais d'un républicanisme post-national à FINALITE mondiale. Ce qui veut dire : les mêmes valeurs, la même logique, la même culture, mais appliqué à différentes échelles sur la base de sentiment d'appartenance multiple "
Les mêmes valeurs ?
La même logique ?
La même culture ?
? ? ?
Rédigé par : BA | 26 mars 2009 à 16:53
Mais pourquoi "démocrates"?
En 89 j'avais 13 ans, donc j'ai raté le moment où ce terme a acquis une connotation péjorative...
Quelqu'un m'explique?
Pour le fond, bravo. Bel article.
Rédigé par : maup | 27 mars 2009 à 09:55
@ Maup
J'ai voulu faire un commentaire de ce texte justement pour les gens de votre génération qui n'ont pas connu l'époque où ce débat faisait rage.
Quelques années plus tard, au moment des années Jospin, on a retrouvé dans le débat public le même clivage, mais à l'époque, on parlait des "bo-bos" et des "li-lis" : Bonaparto-bolcheviks contre liberaux libertaire. Si René Jacquot passe parle là, peut-être pourra t-il préciser quel éditorialiste avait définit ce clivage.
Il faut lire l'article de Regis Debray, au moins le début pour comprendre pourquoi il avait choisi le terme de démocrate pour définir la culture politique qui s'opposait au républicanisme. A la limite peut importe. Ce qui compte c'est de comprendre ce qui oppose ces deux tempéraments politiques.
Rédigé par : Malakine | 27 mars 2009 à 12:17
On me réclame Messire?
Je crois bien que le clivage entre bo-bos et libéraux-libertaires est le fait d'un éditorialiste du Nouvel Obs (non pas Jean Daniel mais plutôt Jacques Julliard). Je ne suis pas sûr, j'ai creusé dans ma mémoire (google pour ce genre d'affaires est inutile).
Sinon BHL est aussi l'auteur d'un autre clivage au début des années 2000 entre les bobos (bourgeois bohèmes) et les re-re (rebelles réactionnaires).
Rédigé par : René Jacquot | 28 mars 2009 à 14:23
En tout cas on est d'accord pour dire qu'on parlait du même clivage. A l'époque ce débat avait pris racine dans la querelle qui opposait Chevènement à Guigou sur les questions de sécurité.
Rédigé par : Malakine | 28 mars 2009 à 17:13