La France est en train de connaître l’une de ses petites révolutions silencieuses qui changent la vie sans qu’on s’en rende compte. Le tabac va être progressivement banni de tous les lieux publics.
Bientôt, nous nous souviendrons de l’époque où la fumée de cigarette accompagnait tous les instants de la vie et où son odeur imprégnait tous les lieux, avec le même sentiment d’étrangeté que nous évoque aujourd’hui la pensée d’un monde sans Internet, le temps de l’économie administrée, ou la menace d’une guerre atomique mondiale.
On peut voir cette petite révolution comme un signe de décadence politique et spirituelle, un recul des libertés individuelles, un pouvoir politique qui renonce à traiter les problèmes économiques et sociaux pour s’occuper de questions domestiques, la victoire de la pensée hygiéniste et du risque zéro, une vaine quête de l’immortalité.
Je préfère y voir, pour ma part, un signe de la vitalité de notre démocratie et de la capacité de la république à faire preuve de courage. J’y vois également un nouveau signe très encourageant du recul historique de l’individualisme libéral au profit d’un désir de plus en plus fort d’ordre social.
A la différence d’autres ruptures historiques, la fin du tabac ne résulte pas d’une évolution technologique ou d’un évènement extérieur. Elle résulte d’un choix conscient, qui s’est fait de manière tout à fait démocratique dans un processus associant un mouvement d’opinion et une intervention de la puissance publique destinée à faire accepter la volonté générale à la minorité.
La décision de bannir le tabac des lieux publics est en effet venue conclure un long processus d’évolution des mœurs et des modes de vie qui a fait gagner toujours plus d’influence aux non-fumeurs. Le tabac qui était autrefois accepté comme une habitude faisant indissociablement partie de l’individu, a été progressivement contesté au point d’être finalement rangé dans la catégorie des nuisances et des fléaux sociaux, au même titre que le racisme ou l’alcool au volant.
Naturellement l’Etat a pris sa part à cette évolution de délégitimation du tabac. Il nous a dissuadés de fumer par le verbe, des taxes et quelques interdictions progressives, mais il n’a jamais violenté la société par l’édiction d’une norme qui se serait imposé à elle comme une contrainte extérieure. Il ne s’est pas non plus contenté de suivre les évolutions sociétales. Il a accompagné le processus et, de ce point de vue, il a parfaitement joué son rôle de régulation.
La décision n’a été prise que lorsque les esprits étaient mûrs, mais il fallait encore contraindre la minorité à se soumettre à la loi de la majorité. Quitte à restreindre les libertés individuelles. Quitte à imposer une douloureuse cure de désintoxication à tous les nicotinomanes dont je fais encore partie. Il fallait un certain courage politique et il est rassurant de noter que nos gouvernants en sont encore parfois capables.
Il y a quelques années, cette mesure aurait été impossible à faire accepter. Sans adhésion du corps social, elle serait encore aujourd’hui concrètement inapplicable. Aujourd’hui, ça passe. Même les plus gros fumeurs acceptent de se plier à la règle nouvelle et le challenge qui leur est imposé. A se demander même, si le plaisir de participer à un effort collectif ne l’emporte pas sur la contrainte individuelle.
Cela rappelle d’ailleurs ce qui s’est passé sur les routes. Quand en 2001, le gouvernement a lancé sa croisade contre l’insécurité en commençant à traquer les infractions des automobilistes, je me suis dit qu’il faisait complètement fausse route. Ce n’était pas cela que les Français entendaient quand ils parlaient d’insécurité. Je pensais que jamais, les Français n’accepteraient de se faire verbaliser pour des excès de 5km/h par rapport aux vitesses autorisées, qu’ils combattraient les radars automatiques et cette tolérance zéro qui transforme n’importe quel citoyen un délinquant en puissance. Je me suis trompé. Désormais, même sur des autoroutes désertes, et même la nuit, tout le monde roule à la même vitesse, celle prescrite par le code de la route. Ca a râlé un peu, mais finalement tout le monde se satisfait aujourd’hui de cette nouvelle situation.
Ces deux affaires témoignent à mon sens d’un mouvement de fond qui traverse la société française. L’individualisme libéral semble perdre du terrain. Tout se passe comme si les Français avaient compris les ravages du chacun pour soi et qu’un nouveau désir d’ordre social s’imposait dans les consciences.
On pensait les Français fondamentalement individualistes et profondément réfractaires à la notion d’autorité, incapable de discipline ou de se conformer à des règles venues d’en haut. Ce n’est pas le cas ou ce n’est plus le cas.
On découvre que les Français sont beaucoup plus attachés à la notion d’égalité qu’à la liberté. Si la règle est appliquée par tous, elle est légitime et l’on s’y soumet, même si elle comporte des contraintes. On aussi redécouvre aussi un attachement à la notion d’intérêt général et de progrès collectif. Si la règle correspond à la volonté générale et qu’elle améliore le bien commun, alors elle justifie des efforts individuels.
Il est probable que les politiques sont en retard sur cette évolution et qu'ils regardent toujours la France telle qu’elle était dans les années 70 ou 80 quand ses valeurs étaient dominées par le libertarisme individualiste post soixante-huitard.
Et si la France était prête à plus d’efforts que ce que les politiques veulent bien croire, dès lors que les efforts sont justement partagés et que les dividendes profitent à tous ?
Et si la France s’avérait prête à de vraies réformes portées par un discours authentiquement républicain capable de justifier des efforts individuels par un horizon collectif ?
Et si la méthode appliquée pour la lutte contre la tabagie pouvait s’appliquer à d’autres fléaux telle que la dette publique, l’explosion des dépenses de maladie, la fracture générationnelle ou le sous emploi ?
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