Il y a quelques semaines, j’avais présenté Hakim El Karoui et son ouvrage « L’avenir d’une exception ». Je ne me voyais pas résumer un livre aussi dense et riche dans une fiche de lecture, d’autant que vous en trouverez plusieurs sur le net, notamment sur la revue républicaine, sur le site du protectionnisme européen, et sur Libération.
Aussi, j’ai eu l’idée de proposer à l’auteur une interview pour présenter ses thèses et lui permettre de les approfondir auprès d’un public déjà sensibilisé à la question du protectionnisme européen et qui partage "une certaine idée de la France".
Hakim El Karoui ayant très gentiment accepté, j’ai le plaisir de vous proposer cet entretien en exclusivité sur Horizons :
Selon la typologie des systèmes familiaux d’Emmanuel Todd, sur laquelle vous vous appuyez pour développer vos analyses, le système dominant en France est caractérisé par les valeurs de liberté et d’égalité. Ce système est très peu intégrateur et fondamentalement individualiste. Cette propension à l’individualisme a mis la France à l’avant-garde des évolutions sociales. Elle serait, selon vous, l’une des premières Nations à entrer dans une phase que vous qualifiez de « post-moderne », qui est caractérisée par la toute puissance de l’individu. Dans cette phase, dîtes-vous, tout est à réinventer : la capacité de vivre ensemble, le sentiment de la destinée nationale, et surtout la possibilité de protections collectives. L’angoisse des Français viendrait donc d'une crise de la post-modernité, comme on connaît les crises de la transition démographique. Parmi les remèdes que vous proposez, vous prônez un retour en grâce du principe d’égalité, notamment pour les questions liées à l’immigration (politique d’assimilation) et à la mondialisation (protectionnisme européen) Mais, est ce que le recul de l’individualisme ne constitue pas un préalable ? Une société atomisée n’a guère de force assimilationniste et est incapable de se penser en tant que communauté d’intérêt pour organiser des protections économiques collectives …
C’est tout le problème de la société française aujourd’hui qui s’avère incapable de construire un être-ensemble efficace. Mais, pour autant, je ne crois pas aux retours en arrière et je considère au contraire que les discours nostalgiques sont porteurs de beaucoup d’erreurs : la montée de l’individualisme n’est pas le fruit du hasard mais très largement la conséquence de la montée du taux d’instruction. Schématiquement, plus vous êtes éduqué, plus vous voulez construire par vous-même votre place au soleil et moins vous acceptez les contraintes inhérentes à la vie en société. Et l’évolution technologique renforce cette tendance. S’y opposer me semble d’un point de vue politique contre-productif : on rassurera à courte vue les citoyens sans pour autant répondre au problème de fond. En clair, on se contentera d’un discours sans effet.
Je crois, au contraire, qu’il faut regarder en avant et intégrer à notre grille de lecture cette donnée. Nous avons aujourd’hui une opportunité intéressante : on sait bien que c’est quand l’on est attaqué que l’on se rassemble. Avec l’ouverture immodérée des échanges et ses conséquences sociales, c’est une bonne partie de la société française qui se sent attaquée. Il faut utiliser ce moment pour construire le discours protectionniste en expliquant qu’il ne s’agit pas de frilosité ou de populisme mais bien plus d’une organisation politique adaptée à l’évolution du monde. C’est pour cela que l’exemple allemand (celui de 1834-1871, pas l’actuel !) me semble si important : L’Allemagne a réussi à faire l’unité politique en faisant l’unité douanière à l’intérieur des Etats allemands et en mettant en place une frontière extérieure commune. C’est le défi actuel de l’Union européenne.
Un reflux de l’individualisme devra s’appuyer sur des mouvements de fond de la société française et une évolution de son système de valeurs. A ce titre, deux facteurs pourraient y contribuer, d’une part la transition générationnelle, c'est-à-dire la perte d’influence des Baby boomers et le passage de témoin à la génération qui suit, qui arrivera tôt au tard, et d’autre part la montée en puissance des « nouveaux français » issus de l’immigration. En effet, si la génération du baby boom s’est structurée autour de la valeur de liberté, contre l’autorité étatique et paternelle, la génération de ses enfants s’est au contraire plus volontiers illustrée par son attachement aux valeurs de l’égalité et de la solidarité. De même, les nouveaux français sont pour l’essentiel issus de familles communautaires, aux valeurs intégratrices et égalitaires. Est-ce que vous anticipez un déplacement progressif des valeurs systémiques françaises vers moins d’individualisme et plus d’égalité d’une part, et moins de liberté vers plus d’autorité d’autre part ou, autrement dit, un éloignement du système de valeur français du modèle anglo-saxon, exclusivement libéral, et un rapprochement du modèle communautaire, plus égalitaire et intégrateur, mais aussi plus autoritaire ?
Votre question est très intéressante. Sincèrement, je ne crois pas que l’on aille vers un autre modèle. Emmanuel Todd a bien montré la force du modèle majoritaire dans une société qui conduit à un alignement des nouveaux entrants sur ce modèle. Je ne crois pas que les jeunes d’aujourd’hui soient moins « libéraux » que leurs parents, peut-être même bien au contraire. La solidarité que vous évoquez est d’abord et surtout une volonté de retour immédiate de l’engagement et de satisfaction : on ne fait plus de politique mais on fait de l’humanitaire car la politique offre un retour abstrait alors qu’une bonne action humanitaire flatte immédiatement l’ego.
Vous vous prononcez clairement en faveur de l’assimilation – que vous définissez comme la différence dans la sphère privée- et contre le modèle de l’intégration qui, au contraire, fait apparaître les différences dans la sphère publique. Dans cette perspective vous préconisez de renouer avec une vraie politique assimilationniste. Est-ce que vous pensez qu’il est possible de tenir ce discours sans être immédiatement taxé de xénophobe ?
Sans aucun problème. C’est, je crois, le discours qu’attendent les milieux populaires qui sont ceux qui sont effectivement chargés de l’intégration des étrangers mais c’est aussi le discours qu’attendent les étrangers. L’objectif est simple : il s’agit de donner une feuille de route, un mode d’emploi au processus qui conduit de l’arrivée sur le territoire national à l’acquisition de la nationalité française puis à la pleine appartenance à la Nation. A force de négliger cette feuille de route, on a brouillé les repères qui, du coup, ne sont plus compréhensibles pour personne. Les étrangers font en France dans leur grande majorité l’effort d’adaptation et en même temps, ils tiennent à leur culture d’origine qui est une richesse. Il faut leur expliquer qu’ils doivent garder cette culture (je suis favorable par exemple à une forte augmentation de l’enseignement de l’arabe dans les collèges et les lycées) et en même temps adopter le comportement dans la sphère publique du reste de la population : égalité entre les hommes et les femmes, liberté de conscience, acceptation de l’individualisation des rapports sociaux… Mais, je suis confiant : le processus continue et une nouvelle génération arrive qui va prendre des responsabilités et changer la donne.
Vous proposez également de renouer une politique volontariste de relance de l’immigration, organisée en concertation avec les pays d’origine au travers d’une autorité supranationale. N’est ce pas contradictoire avec le souci d’assimilation ? Ne faudrait-il pas marquer une pause dans l’immigration pour achever l’assimilation des populations d’origine étrangère déjà présentes ? Ne craignez-vous pas qu’une relance de l’immigration, même concertée, avec les pays d’Afrique noire et du Maghreb conduise ses populations à un enfermement communautaire ?
Je ne parle pas de relance de l’immigration mais d’organisation de l’immigration. Aujourd’hui, on lutte contre l’immigration, on ne l’organise pas. Et tout le monde est perdant. Mon projet vise à mettre en place une immigration concertée via une autorité supra-nationale euro-maghrébine qui pourrait ensuite être étendue et qui permettrait de déterminer en commun des besoins et d’organiser les flux. Du Sud au Nord mais aussi du Nord au Sud. Regardez ce qui se passe au Maroc : il ne faut pas faire beaucoup d’efforts pour expliquer aux jeunes retraités européens qu’il fait bon vivre au Maroc où en plus une convention fiscale intéressante les favorise ! On oublie trop cette dimension des flux. Je crois par ailleurs qu’il faut réussir à limiter la durée d’établissement en Europe des cadres venus du Maghreb : il faut qu’ils repartent et qu’ils reviennent ensuite si nécessaire. Passer d’une logique d’installation (qu’encouragent les barrières à l’entrée ) à une logique de rotation. Ce système peut fonctionner y compris avec des travailleurs peu qualifiés dont on a besoin en Europe. Bien sûr, cela ne règlera pas l’ensemble du problème mais cela peut être une façon de changer la gestion de ce sujet qui est bien souvent insupportable.
Sous votre influence et celle d’Emmanuel Todd, la question du protectionnisme européen commence à être de plus en plus débattue dans les milieux intellectuels. Pourtant, les politiques, comme les journalistes et les citoyens, continuent de penser la mondialisation libre-échangiste, non pas comme un dogme procédant de décisions politiques et d’une théorie économique, mais comme un fait historique auquel l’on doit inévitablement s’adapter. Comment expliquez-vous cette incapacité générale à faire un lien entre les difficultés économiques et sociales nationales et le contexte économique international et d’une manière générale, les questions géopolitiques ?
Par plusieurs raisons. Un peu d’inculture, beaucoup d’idéologie et aussi et surtout une absence de mise en relation des sujets. C’est la raison pour laquelle j’ai ouvert mon livre par une présentation de la « troisième mondialisation », ce phénomène égalitaire qui conduit à un nouveau rapport de force international. La pensée politique en France est fragmentée, probablement parce qu’il y a d’un côté les experts, de l’autre les hauts fonctionnaires et les politiques enfin qui regardent les débats et s’y intéressent peu. Une de nos vraies difficultés enfin est la faiblesse intellectuelle du personnel politique liée à la perte d’influence de l’Etat et à la médiatisation accélérée du métier. Ce ne sont plus les meilleurs qui font de la politique mais les plus persévérants et ceux qui passent le mieux à la télé. Nos deux candidats favoris sont d’ailleurs un assez bel exemple de cette double réalité.
Le libre-échangisme est actuellement inscrit dans les traités en vigueur de l’Union Européenne, qui font du développement du commerce mondial l’un des objectifs de l’union. Aussi dîtes-vous que même si des mesures de protection sont envisageables en l’état actuel du droit, notamment des taxes anti-dumping, une révision des traités serait nécessaire pour mettre en place une véritable politique protectionniste telle que celle que préconise Maurice Allais au travers de contingentements. Est-ce que vous conditionneriez l’adoption par la France d’un nouveau traité constitutionnel à une reformulation des objectifs de la politique commerciale commune ?
Je crois encore et toujours à la démocratie. Je crois que le premier sujet à porter dans le débat n’est pas celui de la constitution mais bien celui de notre projet pour l’Europe : une Europe puissante, au service des citoyens. Ensuite, la question des frontières commerciales viendra immédiatement. Enfin, quand il s’agira de poser la question du traité constitutionnel, il sera temps de s’interroger sur ce fameux article 131 et de le modifier. Mais, on ne peut rien faire directement. Le rapport de force est trop inégal.
Vous dîtes que la financiarisation de l’économie est une conséquence de la liberté de circulation des marchandises. Un protectionnisme européen pourrait-il vraiment, à lui seul, favoriser un rééquilibrage du rapport de force entre capital et travail ? Est-ce qu’un retour au contrôle des changes destiné à réguler les mouvements de capitaux, et notamment à freiner les investissements de capitaux européens en Chine et aux Etats-Unis, ne constituerait pas une contre partie naturelle à la régulation des flux de marchandises ?
Non, je ne crois pas. Je suis favorable à la libre circulation des capitaux. Tout l’enjeu du protectionnisme commercial, c’est permettre la relocalisation des entreprises mais aussi de l’investissement en Europe. Quand il n’y a pas de frontières commerciales, le capital va là où sa rentabilité marginale est la plus forte et donc dans les pays émergents. Avec des frontières, quand on sait que 60 % des exportations chinoises sont le fait d’entreprises occidentales, il devient plus rentable d’investir en Europe car le capital est moins rentable en Chine. Ne nous trompons pas de combat !
Dans une Union Européenne à 27 qui comporte des grandes disparités de développement, l’idée d’un marché unique, même protégé vis-à-vis de l’extérieur, est-elle réellement viable ? La mise en place « d’écluses » comme celles que vous préconisez aux frontières de l’Union, ne risque t-elle pas de déplacer le problème du dumping social à l’intérieur de l’Europe ? Cette politique ne suppose t-elle pas une réorientation profonde du projet européen destiné à construire et à affirmer un modèle social autonome ?
C’est un vrai problème, je le reconnais. Mais, pour autant, pour des raisons de faisabilité, je ne crois pas que l’on puisse l’aborder d’entrée de jeu. Les montants compensatoires à l’intérieur de l’Europe sont envisageables mais dans un deuxième temps. D’ici là, chut…
Nicolas Sarkozy, dans son discours de Charleville Mézières, a critiqué la religion du libre-échange absolu. Dominique de Villepin invite Emmanuel Todd à ouvrir la conférence sur l’emploi et les salaires. Le Président de la République dans ses vœux aux forces vives de la Nation a repris l’idée de souveraineté économique européenne en prônant une réforme de la politique commerciale pour tenir compte de la Mondialisation. Comment expliquer que l’idée du protectionnisme européen émerge à droite et que la gauche, sur le sujet, reste désespérément muette, et s’en tient toujours à l’idée qu’il faut s’adapter à la mondialisation par un développement des exportations ou par un effort accru en matière d’éducation, de recherche et d’innovation ? Pourtant les victimes du libre-échange se trouvent plutôt dans les classes populaires …
L’idée que la gauche est du côté des classes populaires est une idée fausse. C’est difficile à admettre mais c’est une réalité. Je vous rappelle que Lionel Jospin en 2002 a réuni 13 % du vote ouvrier ! Pourquoi la droite ? Parce que derrière l’idée de protectionnisme, il y a l’idée de souveraineté, une certaine tradition gaulliste et peut-être aussi de manière plus prosaïque la certitude qu’on ne gagnera plus jamais d’élections avec un programme libéral ! Regardez le virage de Sarkozy qui déclarait il y a peu que le rapport Pébereau était son livre de chevet ! La gauche continue de croire que la charité redistributive est une solution pour les pauvres : elle le fait avec bon cœur et souvent sincérité. Mais, comme le dit le proverbe chinois : « ne me donne pas de poisson, apprends-moi à pêcher ».
Très concrètement, dans l’actuelle campagne électorale, qui est le candidat qui vous semble le mieux pouvoir incarner cet espoir de refondation complète de l’ordre économique mondial ? Est-ce que vous pensez notamment que Nicolas Sarkozy, dont on connaît l’attachement au modèle américain et l’atlantisme, peut sérieusement porter ce discours ? A défaut, est ce qu’on peut, selon vous, encore espérer une candidature de Jacques Chirac ou de Dominique de Villepin qui se construirait sur ce thème ? Sinon, ne craignez-vous pas que ce soit Jean Marie Le Pen qui finisse par incarner le protectionnisme, ce qui non seulement le conduirait à faire un excellent score, mais plus grave, contribuerait à discréditer définitivement ces idées ?
Pour moi, cette idée devait venir des chiraquiens : par tradition, parce qu’ils ont dit non à Bush et que ce type de décision est du même ordre et aussi parce que cela leur donne une vraie alternative par rapport à Nicolas Sarkozy. Le Pen parle de protectionnisme national, heureusement. Mais, je suis d’accord avec vous : il risque de discréditer l’idée. Mais, je travaille à mon niveau pour que l’idée passe chez un candidat sérieux. En trois mois, on a quand même bien avancé non ? Mais je ne suis pas sûr du résultat : je reste modérément pessimiste.
Est-ce que finalement la véritable échéance pour les idées du protectionnisme européen ne se situe pas en 2009 avec les élections européennes et les élections en Allemagne ? N’est-il pas nécessaire de préparer assez rapidement une représentation politique de ces idées par la constitution de listes ?
C’est tout à fait juste. Il y a l’idée en ce moment que l’Allemagne se redresse : c’est vrai sur le plan macro-économique mais c’est faux sur le plan social. Le chômage ne baisse pas (- 0,6 %) la consommation reste atone (+ 0,7 %) alors que les exportations explosent (+ 12 % cette année). Cela montre bien que le choix de la compétitivité ne profite pas à la majorité de la population. Peut-être les Allemands diront-ils eux aussi non en 2009 ? Mon ami Edouard Husson, grand spécialiste de l’Allemagne, me dit que d’une certaine manière, les Allemands ont 20 ans de retard sur nous. Ils ont fait en 2005 la cohabitation. Rendez-vous en 2009 : mais c’est le temps qu’il faudra pour convaincre nos partenaires de toute façon. Donc le calendrier est bon.
Pour finir, une question plus personnelle : Vous avez fondé le club XXIème siècle. Son objectif est aujourd’hui de défendre l’idée de diversité et de lutter contre les discriminations. Est-ce que vous envisagez, à terme, d’étendre l’objet de ce cercle aux questions du protectionnisme européen pour contribuer à structurer ce courant de pensée qui transcende la droite et la gauche, voire le faire évoluer en mouvement politique ? En d’autres termes, est-ce que vous situez votre avenir exclusivement dans le champ intellectuel, comme Emmanuel Todd ou pourriez vous vous investir dans le champ politique ?
L’objectif du club XXIè siècle, au-delà de la question de la diversité, c’est aussi de dire que la France fonctionne, malgré tout. Pour assimiler les immigrés et leurs enfants et grâce aux immigrés et à leurs enfants. C’est un combat qu’il fallait mener : j’ai pris mes responsabilités. Pour ma part, je n’exclus pas de me lancer un jour dans le combat politique via un mandat. Mais, pour l’instant, les conditions ne sont pas réunies.
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