"La crise de l'euro : erreurs et impasses de l'Européïsme", par Jacques Sapir

En juin 2006, il y a de cela un peu plus de trois ans, je publiais dans la revue Perspectives Républicaines l’article qui suit. La crise actuelle, que j’annonçais, ne le rend que plus actuel.

Cette crise a provoqué des écarts sur les taux d’intérêts des pays de la zone Euro qui remet en cause ce qui était en réalité le seul acquis de cette zone, soit l’homogénéisation du marché des dettes, qui était survenue depuis 2000. Après une période ou les écarts de taux ont atteint plus de 300 points de base (en fait 399 points sur la dette irlandaise[1]), nous connaissons sur ce front une accalmie. Cet éclatement avait résulté de la dégradation de la note sur la dette espagnole, puis, de proche en proche, sur la Grèce, le Portugal, l’Irlande et l’Italie[2].

Aujourd’hui, les écarts entre le taux d’intérêt de l’Allemagne et celui de l’Italie atteint les 150 points de base (soit 1,5%). Mais, le processus de convergence semble bien avoir été brisé par la crise. L’émission de dérivés au futur sur la dette italienne, ce qui avait été suspendu depuis 1999, nous indique bien que les opérateurs anticipent de nouveaux troubles sur ce marché des titres publics[3]. Le fait que l’Italie soit contrainte de procéder à nouveau à ce type d’émission montre que l’Euro a cessé de jouer son rôle de bouclier.

Ce rôle a été mis en exergue par les défenseurs de l’Euro dans le cours de la crise. Ils ont indiqué, et ceci est parfaitement exact, que l’Euro avait évité aux pays membre de la zone de voir leur monnaie fluctuer les une par rapport aux autres. Mais, et ils ont soigneusement omis de la préciser, de telles fluctuations ne pouvaient avoir lieu que dans la mesure où nous avions adopté le principe d’une totale convertibilité des monnaies. L’introduction simultanée de contrôle des capitaux, ce que l’on appelle la convertibilité en compte courant, aurait eu le même effet que celui de l’Euro.

L’Euro a donc été l’équivalent du point de vue des taux de change d’un contrôle strict des capitaux, mais sans la flexibilité qu’offre ces derniers de pouvoir dévaluer une monnaie quand l’économie du pays rencontre des difficultés structurelles. Ce type de dévaluation, qui ne correspond pas à des mouvements erratiques induits par la spéculation financière, est en réalité une nécessité qui découle de la différence entre les structures des économies de pays de la zone Euro.

Dans le même temps, l’Euro ne cesse de s’apprécier sur les marchés des changes. En dépit d’interventions des Banques Centrales au tout début du mois d’octobre, le taux de change est désormais significativement au-dessus de 1,45 USD pour 1 Euro. En dépit de l’importance de l’endettement public dans la zone Euro, le caractère gigantesque de la dette publique des Etats-Unis (plus de 13% du PIB pour l’année fiscale 2009 et probablement près de 9% pour l’année fiscale 2010) ne cesse d’entraîner le dollar vers le bas.

Cette appréciation pèse désormais sur les économies de la zone Euro mais, là encore, de manière différenciée suivant les pays[4].

On s’aperçoit alors que l’Euro pose deux problèmes distincts. Comme monnaie unique, il devient l’instrument qui convertit les prix des pays de la zone en ceux du reste du monde. Sa hausse, qui ne correspond nullement à celle de la productivité du travail  dans la zone euro comparée au reste du monde, pénalise lourdement en fait tous les pays de la zone. Mais, son fonctionnement comme monnaie unique pose aussi problème du fait de l’hétérogénéité des économies de la zone. Cette hétérogénéité ne s’est nullement réduite depuis 2000, en dépit de ce que pensaient les tenants de l’essentialisme monétaire. Telle était l’une des observations faites dans l’article de Perspectives Républicaines. Elle reste toujours vraie aujourd’hui.

Dans cet article, nous évoquions la solution de la monnaie commune. Il s’agit d’un système ou chaque pays aurait conservé sa monnaie propre mais où ces monnaies ne seraient convertibles que par l’intermédiaire d’une monnaie commune. Les taux de change peuvent donc être fixes, mais révisables tous les ans ou tous les dix-huit mois, ce qui assure la stabilité monétaire pour les échanges tout en donnant la flexibilité nécessaire pour les pays de la zone.

Elle reste d’actualité, et correspondrait bien mieux aux préceptes Keynésiens pour ce qui est de la stabilité et du plein emploi. Cette monnaie commune correspondrait en fait à un BANCOR fonctionnant sur une partie certes réduite mais néanmoins significative de l’économie mondiale. La crise actuelle ne fait que rendre une telle solution encore plus nécessaire.

Cependant, la probabilité de sa mise en œuvre sans conflits majeurs tend à diminuer. Le manque de solidarité des principaux pays de la zone, que ce soit vis-à-vis des plus faibles ou même entre eux, pose aujourd’hui le problème de la survie non seulement de la zone mais du principe de coordination qui s’incarne en elle.

Certains des pays membres, étranglés par le carcan de la monnaie unique, n’aurons le choix que dans des déficits toujours croissants[5], ce qui nous renvoie au Pacte de Solidarité du traité de Maastricht, ou dans une sortie plus ou moins bien gérée de cette zone. Or, la première sortie de la zone va créer un mouvement spéculatif qui rendra le maintien des autres pays de plus en plus coûteux, et ce jusqu’à l’insupportable.

De fait, il semble bien que sur les marchés financiers et les marchés des changes, on anticipé une telle issue.

Plutôt que de nier la réalité, les gouvernements feraient mieux d’en tenir compte. Sinon, en fin de compte, ce sera toujours la réalité qui tranchera en dernière instance.

Tous ceci avait été prévu dans cet article de 2006. Il explique pourquoi et comment l’Euro, qui était loin d’être une mauvaise idée à son origine, a été compromis par les conditions de sa mise en œuvre. Il est sans doute encore temps de prendre les mesures nécessaires qui s’imposent pour que l’on ne perde pas, avec l’Euro, le principe de coordination monétaire. Peut-être est-il encore temps de passer de la monnaie unique à la monnaie commune et de mettre ainsi en place, pour les pays de l’Union Européenne, l’une des institutions nécessaires au retour au plein emploi.

Ceci cependant implique de considérer l’Euro pour ce qu’il est et non pour ce qu’il se prétend, de ne pas fétichiser la construction européenne mais de la considérer comme le résultat d’évolutions qui pour certaines ont été validées par l’expérience et d’autres non.

C’est pour permettre que se déroule un tel débat, et qu’il se déroule dans une atmosphère dépassionnée, que j’ai décidé de republier ce texte qui exprime le fond de ma position sur cette question.

Jacques SAPIR, Directeur d'étude à l'EHESS

Lire l'intégralité du texte en PDF Téléchargement La crise de l'Euro (J.Sapir 2006)

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[1] James G. Neuger et Simon Kennedy, « Crisis Spawns Drive to Fix Euro With More Rules, Ties (Update1) » , Bloomberg, 17 février 2009, URL : http://www.bloomberg.com/apps/news?pid=20601087&sid=aTkwdJw.1BMU&refer=home

[2] Emma Ross-Thomas, « Spain Downgraded by S&P as Slump Swells Budget Gap », Bloomberg, 19 janvier 2009, URL : http://www.bloomberg.com/apps/news?pid=20601068&sid=aNdVKbHeAvTw&refer=home

[3] Anchalee Worrachate, « Italian Bond Futures Offer Proxy to Hedge Greek, Irish Debt », Bloomberg, 11 septembre 2009, URL : http://www.bloomberg.com/apps/news?pid=20601087&sid=a1na80VTdbyM

[4] Pour la France, voir F. Cachia, “Les effets de l’appréciation de l’Euro sur l’économie française”, in Note de Synthèse de l’INSEE, INSEE, Paris, 20 juin 2008.

[5] Sur les effets dépressifs de l’Euro voir J. Bibow, “Global Imbalances, Bretton Woods II and Euroland’s Role in All This” in J. Bibow and A. Terzi (eds), Euroland and the World Economy: Global Player or Global Drag?, New York (NY), Palgrave Macmillan, 2007.

Comments

[Rédigé par : RST]

Plein de choses intéressantes là dedans.
Merci.
Je vais lire le texte complet.