Le protectionnisme européen se distingue du souverainisme classique en ce qu’il entend transformer l’Europe et réorienter son projet politique. L’idée souverainiste est conservée en tant qu’elle vise toujours à ce que le politique reprenne le contrôle sur l’économie dans le cadre de processus démocratiques. Seul le cadre change. Il ne s’agit plus, comme du temps du non à Maastricht, de s’opposer à des transferts de souveraineté mais d’exiger que les compétences transférées au niveau communautaire soit effectivement exercées.
Pour opérer cette conversion, Emmanuel Todd nous a livré le mode d’emploi depuis bien longtemps. Il s’agit avant tout de convaincre l’Allemagne de réorienter sa stratégie économique, aujourd’hui tournée vers le vaste monde, vers un marché intérieur européen qu’il faudrait soutenir par des protections adéquates et une relance des salaires. Si la force de l’argument ne suffit pas, il conviendra de lui « tordre le bras » en la menaçant de faire exploser la zone euro afin de pouvoir renouer avec la dévaluation.
Cette stratégie n’a jamais encore été sérieusement appliquée par les gouvernements français, y compris après le non au référendum de 2005, ce qui restera probablement comme un crime contre l’intérêt national et la démocratie. Il est donc délicat de la condamner a priori. Pourtant, au delà de l’attitude de l’Allemagne et de son inertie intellectuelle, il existe des arguments qui permettent de penser que la construction européenne est par essence irréformable, car génétiquement libérale, définitivement post-politique et s’appuyant sur une solidarité européenne trop faible pour faire émerger un quelconque pouvoir politique.
L’Union Européenne est une construction politique présente la particularité d’avoir inscrit dans ses textes fondamentaux le système politique, économique et idéologique qu’elle entend promouvoir. C’est la fameuse « parie III » du traité constitutionnel, qui aujourd’hui est toujours inscrite dans le droit positif au plus haut de la hiérarchie des normes. (1)
Cela serait une monstruosité politique si l’Union était une institution politique, car en principe, on laisse au jeu de la démocratie le soin de déterminer la politique économique et sociale, élections après élections. Seulement l’Union européenne n’est pas une institution politique. Elle ne dispose pas d’une constitution au sens strict du terme et ne s’appuie pas sur une nation animée par un débat public et au sein de laquelle la loi de la majorité pourrait s’exercer.
Une construction juridiquement libérale
L’union européenne est une construction idéologique comme le fût en son temps l’union des républiques socialistes soviétiques. Elle est un héritage de la guerre froide (à l’instar de l’OTAN) créée pour fédérer face au bloc de l’Est, les démocraties libérales de l’Europe occidentale dans le cadre d’un protectorat américain plus ou moins implicite . A l’effondrement du bloc de l'est au début des années 90, L’Europe a accueilli les républiques qui voulaient oublier au plus vite la parenthèse socialiste pour se jeter avec la foi du converti dans les promesses du capitalisme. L’adhésion à l’UE pour les derniers entrants symbolisait davantage une conversion radicale et définitive à un système économique (« un passage à l’ouest ») que l’entrée dans une communauté politique à laquelle ils se sentaient appartenir. L’union n’a jamais été une construction neutre du point de vue idéologique. Elle a toujours symbolisé le libéralisme tel qu’il était conçu et pratiqué en son cœur, aux Etats-Unis.
De ce point de vue, l’Union européenne a guère plus de chance de survivre en tant qu’institution politique à l’abandon de l’idéologie libérale, que l’Union soviétique en a eu de survivre à l’abandon du communisme. En tout état de cause, toute réorientation substantielle du projet politique impliquera l’élaboration d’un nouveau traité, ce qui posera mécaniquement la question du périmètre, car tous les pays n'abandonneront le modèle libéral.
Une construction post-politique
Une deuxième difficulté, liée à la nature du système libéral, s’ajoute à la précédente. Le libéralisme dans sa forme moderne se caractérise par le rejet des interventions étatiques et la foi dans la sagesse des marchés. Il s’est donc développé par des non-politiques. Le libre échange n’est en effet rien d’autre que le refus d’exercer toute politique commerciale. Comme la politique de la concurrence est le fruit du refus de toute politique industrielle, ou l’indépendance des banques centrales traduit un abandon des politiques monétaires. Le libéralisme se traduit donc par des politiques négatives, qui se caractérisent essentiellement par des interdictions et du droit. Sarkozy peut se lamenter autant qu’il veut sur la dépolitisation de l’Union européenne et son juridisme. Cela est lié à sa nature même et au régime qu’elle a toujours entendu promouvoir.
Le fait qu’elle soit caractérisée par des non-politiques a fait son succès. Sa dépolitisation totale en fait une institution particulièrement prévisible et rassurante pour les nouveaux entrants. On sait à quoi on s’engage en entrant : à devenir un Etat libéral qui laissera l’économie vivre sa vie tel que les marchés en décideront. Il aurait été impossible de faire vivre l’Europe aussi longtemps et de l’étendre aussi largement, avec des politiques positives, exprimant une volonté de transformation du réel, impliquant la prise de décisions régulières selon les règles démocratiques.
Une communauté d’intérêts trop faible
Le sentiment d’appartenance à un même tout est trop faible et l’hétérogénéïté des cultures comme des intérêts sont trop grand pour escompter l’émergence d’un réel pouvoir politique au niveau communautaire. Ne parlons même pas de l’organisation d’une démocratie ou d’un débat public !
Or le protectionnisme européen, comme on l’a vu, au contraire du libre échange, suppose la prise d’une quantité de décisions aux effets majeurs : Quelle stratégie d’achat et de partenariat avec les autres zones du monde ? Quels secteurs protéger et à quel niveau ? Comment imposer aux entreprises un relèvement des salaires au détriment de leur profits ?… Il est très peu probable que l’Union, qui a toute les peines du monde à s’accorder sur un budget qui ne représente pourtant que 1% de son PIB, parvienne un jour à prendre ce type de décisions sans claquements de portes ! La même remarque pourrait être faite pour les politiques industrielle ou monétaire.
Les divergences d’intérêts nationaux ne tarderaient pas à apparaître au grand jour. Certains pays, confrontés à l’immigration, voudront privilégier les importations d’Afrique du nord. D’autres voudront stabiliser l’espace post-soviétique. Et d’autres enfin voudront poursuivre un partenariat étroit avec l’Asie émergente car ils y auront des intérêts stratégiques. Il y a donc toutes les chances que ce type de discussion aboutisse à un constat de désaccord, c'est-à-dire une poursuite du statut quo avec une non politique commerciale, une non politique industrielle, une non politique monétaire. En clair, une politique libérale.
Malakine
(1) De fait, au dessus même de notre constitution, car notre loi fondamentale est concrètement plus facile à modifier que les traités européens, lesquels exigent l’unanimité des 27.
A suivre (demain) : Le protectionnisme européen, une idée déjà dépassée ?
C'est vrai que c'est fou à quelles points les libéraux sont schizophrènes à la fois ils nous vendent l'Europe absolu comme unique catéchisme et de l'autre ils trouvent toujours de nouveaux filons pour conserver des assises régionales (Chine pour l'Allemagne ou Maghreb pour nous) pour garder les marchés selon leurs pays respectifs. Tartufferies....
Rédigé par : Magnin | 08 mai 2009 à 16:52
@ Malakine
L'Union Européenne est effectivement d'essence libérale, c'est l'œuvre d'un technocrate par excellence Jean Monnet (assisté de Robert Bowie et de Dean Acheson... deux américains bien intentionnés).
Toute la jurisprudence de la Cour de Justice des Communautés européennes et fondée sur le marché intérieur et la concurrence de l'arrêt Costa contre Enel aux récents arrêts Laval/Viking/Ruffert.
En vérité comme l'a si bien décrit Alain Supiot:
"Ainsi que l’a observé récemment Perry Anderson, l’Europe est ainsi en passe de réaliser les projets constitutionnels de l’un des pères du fondamentalisme économique contemporain : Friedrich Hayek. Hayek a longuement développé dans son œuvre le projet d’une "démocratie limitée", dans laquelle la répartition du travail et des richesses, de même que la monnaie, seraient entièrement soustraites à la sphère politique et aux aléas électoraux : "La racine du mal est que dans une démocratie illimitée les détenteurs de pouvoirs discrétionnaires sont obligés de les employer bon gré mal gré pour favoriser les groupes particuliers dont le vote d’appoint leur est indispensable (…).Une fois que nous donnons licence aux politiciens d’intervenir dans l’ordre spontané du marché, ils (…) amorcent le processus cumulatif dont la logique intrinsèque aboutit forcément à une domination sans cesse élargie de la politique sur l’économie."
C'est là où le rêve des néolibéraux et des postnationaux habermassiens se rejoignent (on mettra également dans le panier le penseur Pierre Rosanvallon, qui rêve de démocratie post-électorale pour mieux nous revendre sa fumeuse société civile).
Toutefois cet construction ordo-libérale ne suffit pas pour construire une identité aux grands dam des européistes, l'Union européenne a le regard vide (Mattéi)... et le regretté JG Ballard imaginait déjà l'Europe comme un vaste parc d'attractions en 1989.
Ce n'est pas pour rien que Laurent Fabius parle de la Chinamérique dans son dernier billet, l'UE est déjà hors-course.
Rédigé par : René Jacquot | 09 mai 2009 à 17:44
@ Malakine
Les mots ont un sens. Depuis que j'ai lu le bouquin de N.Palma je suis convaincu que le mot "libéralisme" a été dévoyé de son sens premier. Je m'explique en détail ici:
http://ecodemystificateur.blog.free.fr/index.php?post/2009/03/11/Le-coming-out-lib%C3%A9ral-d%E2%80%99un-gauchiste
Tu parles de "libéralisme dans sa forme moderne". Je crois qu'il faut employer un mot nouveau comme néolibéralisme ou néoféodalisme (comme propose par Yann je crois) plutôt que libéralisme.
Rédigé par : RST | 09 mai 2009 à 21:00
Le journaliste Florent Guyotat vient de faire un reportage extraordinaire : il a découvert le dumping social à l'intérieur même de l'Union Européenne.
A l'intérieur même de l'Union Européenne, les entreprises multinationales ferment leurs usines en France car les salariés français leur coûtent trop cher, et elles embauchent dans leurs nouvelles usines de Roumanie (par exemple) car les salariés roumains sont payés entre 280 et 420 euros par mois.
Conclusion : l'Union Européenne tire les salaires vers le bas.
http://www.france-info.com/spip.php?article271076&theme=14&sous_theme=15
Rédigé par : BA | 09 mai 2009 à 21:41
@ Malakine,
Papier très intéressant, comme les précédents. Je suis d'accord avec cette analyse de la construction européenne. Soit il faudra casser beaucoup de choses pour reconstruire quelque chose de sain, soit il faudra parvenir à un arrangement global intéressant pour tout le monde (pas impossible en période de crise, mais bientôt il sera trop tard car le système favorise les égoïsmes). L'axe Franco-Allemand sera essentiel pour réformer le système.
@ RST
Complètement d'accord : il vaut mieux parler de néolibéralisme ou d'ultralibéralisme, même si le libéralisme portait en lui ces rejetons idéologiques...
@ BA
Complètement d'accord. Le SMIC en Roumanie est à 137 euros...
Rédigé par : Laurent, gaulliste libre | 10 mai 2009 à 12:34
Lisez cet article ahurissant :
Les salaires minimum légaux, dont disposent 20 des 27 Etats membres de l'Union Européenne, varient dans une proportion de 1 à 17, selon l'office statistique Eurostat. Le Luxembourg accorde le plus haut salaire minimum, à 1570 euros par mois. La Bulgarie dispose du plus bas, à 92 euros par mois.
Toutefois, si l'on considère les parités de pouvoir d'achat pour tenir compte du coût de la vie, les écarts entre les Etats membres se réduisent, passant de 1 à 7. C'est alors la Roumanie qui offre le salaire minimum le plus bas.
http://www.lexpansion.com/economie/actualite-economique/les-salaires-minimum-varient-de-1-a-17-dans-l-union-europeenne_121573.html
Conclusion : si la France reste dans l’Union Européenne, la désindustrialisation de la France va être terrible.
Les entreprises multinationales fermeront leurs usines en France, et elle iront embaucher dans des usines en Roumanie, dans des usines en Bulgarie, etc.
Exemple en ce moment même : l'entreprise CONTINENTAL.
Rédigé par : BA | 10 mai 2009 à 15:37
Merci à René Jacquot d'avoir évoqué l'ordo-libéralisme, dont l'Union Européenne, au moins dans sa configuration actuelle, semble se réclamer. Sauf erreur de ma part, il s'agit de constitutionnaliser certaines procédures ou certains mécanismes économiques de sorte que ceux-ci échappent définitivement au questionnement démocratique. Ce qui n'est pas sans rappeler certains débats sur le TCE. En écoutant Rosanvallon l'autre jour, j'avais vraiment l'impression qu'il était dans cet état d'esprit (sinon dans cette doctrine), contrairement à Pierre Manent (mais j'ai écouté le débat d'une oreille distraite).
C'est bien l'ordo-libéralisme, allié du néolibéralisme, qu'il convient de remettre en cause, le libéralisme, le capitalisme et autres étant des termes très généraux désignant des réalités très différentes (sauf peut-être aux yeux d'un communiste, s'il en existe encore -désolé pour Alain Badiou). Il me semble d'ailleurs que thèoriquement le néolibéralisme a parfaitement intérêt à ce qu'on remette en cause le capitalisme en général, histoire de montrer qu'il n'y a aucune alternative raisonnable.
Quelqu'un a-t-il des références à proposer sur le lien entre néolibéralisme et ordo-libéralisme?
Rédigé par : archibald | 10 mai 2009 à 17:09
@ René Jacquot
Je n'aurais pas pensé qu'on puisse théoriser la fin de la démocratie avec un tel cynisme. C'est quoi cette théorie de la démocratie post-électorale ? Tu as un lien à nous donner ou il faut se taper la lecture des bouquins de Rosanvallon ?
@ RST
Libéralisme dans sa forme moderne ou néolibéralisme, tu joues pas un peu sur les mots ? Ceci dit, sans avoir une grande culture en philosophie politique, il me semble que le libéralisme des origines contenait déjà en germe la neutralisation du pouvoir politique, puisque l'économie est présumée s'autogérer par les intéractions des intérêts égoïstes des acteurs économiques. Nul besoin dans ces conditions d'un Etat pour faire valoir une certaine conception de l'intérêt général.
@ Laurent
L'axe franco-allemand pour réformer le système ... ou pour l'achever !
@ Archibald
Je suis également prenneur d'info sur cette notion de "ordo-libéralisme"
Rédigé par : Malakine | 11 mai 2009 à 11:43
@ Malakine
Pierre Rosanvallon et toute l'idéologie "deuxième gauche" veulent en finir avec la démocratie:
http://www.lemonde.fr/politique/article/2009/04/28/reinventer-la-democratie-par-pierre-rosanvallon_1186283_823448.html
Ils ont d'ailleurs réalisé un colloque sur cette question ce week-end.
http://www.repid.com/Reinventer-la-democratie.html
@ Archibald
L'Union Européenne est bel et bien ordo-libérale, c'est ce qui me dérangeait le plus dans le programme de Bayrou... La concurrence n'est pas forcément naturelle, il faut donc l'organiser.
L'économie sociale de marché c'est un peu la cousine de cette école.
Ci-joint un texte de Christian Laval sur le sujet:
http://danielrome.files.wordpress.com/2007/06/c-laval-le-neoliberalisme-europeen.pdf
Rédigé par : René Jacquot | 11 mai 2009 à 14:14
@ René Jacquot
Merci beaucoup, je le lis tout de suite.
Rédigé par : archibald | 11 mai 2009 à 20:53
Enfin dans la soirée, puisque c'est un peu long.
C'est à l'occasion du référendum sur le TCE que j'avais pour la première fois entendu parler de ce courant.
Rédigé par : archibald | 11 mai 2009 à 20:59