Jacques Sapir développe depuis plusieurs mois une interprétation originale de la crise. S’il considère, comme tous les protectionnistes, que sa cause fondamentale est à rechercher dans un phénomène de compression des salaires due au libre-échange mondialisé, il s’en distingue par ses préconisations. Il est le seul en effet à considérer qu’une relance volontaire de l’inflation est une nécessité pour la relance de l’économie comme pour se débarrasser du fardeau de l’endettement.
Dans l’interview qui suit, donnée au journal suisse l’Hebdo, il fait le point de manière extrêmement claire et synthétique sur l’état de la crise et ses suites ou remèdes possibles : Inflation, éclatement de l’Euro, suppression des paradis fiscaux, effondrement du dollar et protectionnisme européen.
La perspective du retour de l’inflation me semble devoir être accueillie avec prudence, car si elle est connue pour favoriser l’activité et “euthanasier les rentiers”, elle peut aussi se traduire par une chute sérieuse du niveau de vie. Rappelons en effet que la situation n’est plus celle des années 70 où les salaires étaient indexés sur les prix : un débat dont on devrait probablement reparler dans les mois prochains.
Selon vous, cette crise a été déclenchée par des salaires trop bas?
Aux Etats-Unis, l’emballement du marché hypothécaire a été provoqué par la baisse des revenus de la majorité de la population. Jusqu’en 2000, l’augmentation des salaires suivait la progression de la productivité. Par la suite, le partage des gains de productivité s’est fait de plus en plus à l’avantage du capital. D’où l’explosion de l’endettement des ménages, qui a maintenu la consommation.
La crise financière s’est étendue: le chômage va éroder le pouvoir d’achat…
D’où le risque d’entrer dans le cercle vicieux d’une grande dépression, comparable à celle des années 30; avec des taux de chômage pouvant atteindre 20 à 30%. Cette crise, provoquée par une baisse de la demande solvable, pourrait s’accentuer si cette demande diminue encore dans un environnement de faillites. La seule solution pour l’éviter réside dans de vastes programmes de dépenses publiques consacrées à la réalisation de grands travaux. Il faut rapidement recréer de l’activité, quitte à provoquer de l’inflation. En fait, nous avons besoin d’inflation: pour diminuer la charge des dettes et permettre une répartition différente entre salaires et profits en favorisant une augmentation plus rapide des revenus du travail.
La Fed monétise la dette des Etats-Unis. Au risque de créer une hyperinflation?
On aura plutôt une haute inflation, comparable à celle qu’a connue la France sous Mitterrand: 14% par an. Nous avons besoin d’inflation pour sortir de cette crise sans atteindre des niveaux de chômage très importants. En Grande-Bretagne, la nationalisation des banques et des fonds de pension serait une bonne solution pour sécuriser les retraites. Aux Etats-Unis, la nationalisation des banques et des assurances contribuerait à rétablir la confiance. Elle est moins nécessaire dans les pays dont les systèmes sociaux sont plus d’inspiration social-démocrate et ne dépendent pas des banques.
Le G20 peut-il créer les conditions d’une sortie de crise rapide?
Malheureusement, je n’attends rien du G20. Les Etats-Unis ne veulent pas sacrifier leur position de pays dominant à court terme, même si cela serait dans leur intérêt à long terme. L’idéal serait de convoquer un nouveau Bretton Woods.
On évoque une attaque contre les paradis fiscaux…
Je ne connais pas de pays qui, tout en dénonçant les paradis fiscaux, n’en profite pas. Les Etats-Unis subventionnent leur agriculture en permettant aux agriculteurs et aux entreprises d’exportation de fonctionner à partir des îles Caïmans pour payer moins d’impôts. Certaines opérations financières allemandes transitent par le Liechtenstein et le Luxembourg, avec l’assentiment du gouvernement. Idem pour la France et Monaco.
Vous craignez une crise du dollar?
La dette que les Etats-Unis doivent placer en 2009 est comprise entre 1700 et 1900 milliards de dollars: la moitié de cette somme devra être monétisée, faute de trouver acquéreurs. Cela provoquera une inflation qui pourrait atteindre 7 à 8% en 2010. Le vrai problème réside dans le risque d’une chute brutale du dollar.
Certains pays pourraient être contraints de renoncer à l’euro?
L’Espagne subit une explosion du déficit de ses comptes courants: il atteint 10% du PIB. La solution serait une dévaluation. C’est impossible avec l’euro.
Dans un scénario où on ne serait confrontés qu’à des crises progressives, les grands pays pourraient mettre en place une sorte de caisse de soutien pour gérer ces crises au coup par coup. Hypothèse peu probable, compte tenu des besoins internes en Allemagne et en France. Scénario plus noir: les crises arrivent toutes en même temps, les opinions publiques refusent la création d’un budget fédéral et des pays comme l’Italie et l’Espagne sortent de l’euro.
Et l’euro disparaît…
Pas nécessairement, cette crise pourrait amener un maintien de l’euro dans un noyau stable de pays ayant des situations proches: l’Allemagne, la France et les pays du Benelux. Une solution de bon sens, politiquement inacceptable pour l’instant, serait de passer de la monnaie unique à la monnaie commune. Certains pays pourraient conserver l’euro, d’autres reprendraient leur monnaie nationale qui ne serait convertible qu’en euros. Le taux de change de l’euro avec les grandes devises serait contrôlé. Ceci permettrait de conserver la stabilité qu’apporte l’euro, en gagnant en souplesse à l’intérieur de l’Union.
Vous prônez aussi le protectionnisme?
Le protectionnisme est nécessaire parce qu’on ne peut pas obliger les pays à avoir les mêmes législations sociales et écologiques. Le protectionnisme, c’est l’existence de droits de douane qui compensent les différences entre les coûts externes et les coûts internes. Il serait plus efficace de pratiquer le protectionnisme par zones – comme la zone euro –, mais ce sujet reste tabou. Les gouvernements ne changeront de position que sous la pression de la crise et cela se fera sans doute pays par pays, dans les pires conditions
Propos recueillis par Geneviève Brunet.
1) Salaires trop bas .
Certainement mais un peu trop courue et orientée comme explication ! L'empilement des dettes et des promesses à payer est sans commune mesure avec le différentiel qu'il aurait fallu accorder à la part salariale. De plus une partie de la répartition inique des profits en faveur du capital était constituée d'une pure bulle financière ... ce qui relativise les choses, sans les justifier , bien sûr.
Notons qu'en France on a tout de même reussi l'exploit d'avoir un taux d'épargne privé conséquent % aux autres pays ... tout en faisant peser un certain niveau des dépenses courantes sur les générations futures au travers de la manoeuvre dilatoire et illusoire à long terme, des emprunts ...
Ceci dit je ne veux pas nier une sorte d'appauvrissement : la vie est devenue chère, à se demander s'il n'y a pas une sorte d'inflation occulte cachée derrière les faméliques chiffres officiels.
2) "le chômage va éroder le pouvoir d’achat… il faut donc des grands travaux , quitte à avoir de l'inflation "
Oui c'est possible aux USA ou l'état était moins endetté % au PIB qu'en Europe , USA où de plus, l'absence de stabilisateurs sociaux permet une marge de manoeuvre plus grande.
Mais en Europe la protection sociale émousse ce sentiment d'urgence (ce n'est pas un jugement de valeur mais un fait) ... et comme ce n'est pas non plus dans la mission de la BCE ... et comme la crise n'est pour l'instant qu'un prétexte à refuser quelques reformettes névrotiques et à aiguiser son esprit critique en faisant de l'anti-sarkozysme comme relevant des beaux-arts , et comme etc ...
Par ailleurs , l'inflation découlant de ces grands travaux qui maintiendraient un certain pouvoir d'achat, pourrait également éroder celui des nombreux revenus fixes (surtout en France) ... !
Et pour peu qu'on relève les taux d'intérêt pour maîtriser les poussées excessives de l'inflation, et nous handicaperons alors la reprise ... avec le risque de la stagflation où nous aurons à la fois le chômage ET l'inflation.
Et au fond, malgré notre inconscience et notre légèreté, n'est-il pas prudent d' attendre un peu de voir si nous n'allons pas avoir besoin de liquidités pour soutenir notre système bancaire dont d'aucuns nous prédisent l'éclatement avec des besoins de plusieurs centaines de milliards ?
3) "La Fed monétise la dette des Etats-Unis ... et ne créera qu'une inflation haute de 14 %" ..."
Ma foi pourquoi pas ? Mais d'autres économistes insistent sur le risque d'un emballement difficilement maîtrisable et sur la brutalité de ce phénomène (Sapir, plus loin admet que la chute brutale du dollar serait ... préoccupante !) . Et l'inflation des années 70 en France n'avait pas la même origine (Indexation des salaires, par expl) et existait en même tant que la croissance et donc l'accroissement des biens et services : or à présent on risque d'avoir une déferlante de liquidité face à une contraction de la richesse offerte.
4) G20 ? : "je n’attends rien du G20"
Compte tenu des positions opposées Europe/USA et de la déclaration de guerre monétaire contre le dollar, plus personne n'attend rien.
5) Les paradis fiscaux ? C'est vilain mais tout le monde s'en sert.
C'est vrai, et de plus, ce n'est qu'un outil , symptomatique oui, d'une crise qui vient d'ailleurs.
6) Crise du dollar ? "vrai problème réside dans le risque d’une chute brutale du dollar"
Oui. Et paradoxalement, si l' on veut s'en protéger avec les DST ou un quelconque panier de la ménagère de monnaies, on risque d'aggraver l'inflation du dollar et sa chute , donc d'arranger les choses aux USA (Reprise + allègement de la dette), ce qui rendra confiance , dans un 2eme temps dans la vigoureuse économie américaine ... et qui les arrangera également ... avec , zut! , une perte de confiance dans la nouvelle monnaie commune soutenue par le FMI ... (Bon, ce n'est qu'un scénario ...)
Les points suivants de Sapir dépassent (encore plus ...) ma misérable prétention, ou bien me paraissent de bon sens: je brise donc là, sans autre forme de procès !
Rédigé par : oppossum | 27 mars 2009 à 01:00
1) Salaire trop bas
Même Strauss-Kahn hier a repris à son compte cette interprétation du déclenchement de la crise. Attali aujourd'hui dans le monde également, même s'il l'impute à une insuffisance des politiques de redistribution de l'Etat américain et non au libre-échange. Précision que l'on parle surtout des Etats-Unis. La France, elle, ne s'est jamais converti au modèle anglo-saxon.
2) Grands travaux et inflation
Il me semble qu'il s'agit de deux points différents. Le premier renvoie à l'idée de relance de l'activité productive par une demande publique, le second au moyen de financer cette demande par création monétaire.
Je l'ai dit en intro. Attention à ne pas se réjouir trop vite de l'inflation tant qu'on ne sait pas qu'elle forme elle prendra. Si c'est celle des années 70, très bien. Si c'est celle du début des années 2000 (inflation de la valeur des actifs) ou de la fin (hausse des prix) ca se traduit par une baisse du niveau de vie. Toute la question sera certainement de savoir intégrer l'inflation dans une stratégie économique globale de reprise.
4) le G20 :
Il me semble excessif de dire qu'on en peut rien en attendre. Il y aura surement des annonces sur la réforme du capitalisme financier, mais ce qui personnellement m"intéresse surtout c'est la possibilité d'une gouvernance mondiale de l'économie. Si ça marche, c'est bien. Sinon, il faudra recréer des espaces de souveraineté au niveau régional. Le fait que les Chefs d'Etat ne s'accordent pas ne pourra pas éternellement constituer une justifications pour ne rien faire.
5) C'est justement sur la suppression effectives des paradis fiscaux que l'on pourra juger de la capacité à réguler l'économie à l'échelle mondiale avec des outils multilatéraux comme le G20.
6) Chute du dollar
Avouons que personne n'y voit clair, ni sur les ressorts d'une telle chute, ni sur les conséquences. On est condamné à observer ce qui se passe.
Rédigé par : Malakine | 27 mars 2009 à 12:28
"personne n'y voit clair" : objection votre Honneur ! Dans la logique du pékin ordinaire, c'est très clair : les dettes doivent être apurées par de l'argent "frais". Comme l'économie n'en produit pas assez et que les dettes sont abyssales, créer ou ne pas créer de la monnaie "ex nihilo" revient au même. Inutile de se cacher derrière des mots savants : tôt ou tard la dette américaine se montrera sous son vrai visage, qui est celui du fameux emprunt russe. (Dont certains espèrent encore, paraît-il, le remboursement.) Wikipedia raconte que : "De 1887 à 1913, l'exportation nette de capitaux correspondait à 3,5% du PNB de la France." : en gros, la France était à la Russie ce que la Chine est aujourd'hui à l'Amérique. On peut parier que ça finira pareil.
Rédigé par : dmermin | 27 mars 2009 à 23:47
Sur une possible hyperinflation, il faut bien voir que la Banque du Japon a fait quelque chose d'équivalent à une monétisation du déficit mais n'a pas provoqué d'inflation.
L'hyperinflation est avant tout liée à une situation politique où l'on arrive pas à dire STOP. C'est le cas:
_de l'Allemagne de 1923: cette dernière a procédé à un sabotage délibéré pour prouver qu'elle n'était pas capable de payer les réparations. Dans le même temps, il y avait une tentative de coup d'état par mois. Pas étonnant qu'ils n'aient pas réussi à s'arrêter à temps.
_de la Serbie des années 1990.
_du Zimbabwe.
...
Rédigé par : jean_ | 28 mars 2009 à 04:39
@ Crapaud rouge
Le parrallèle avec les emprunts russes est intéressant Quoique, la Russie a fait une révolution pour justifier sa défaillance. Ce sera plus difficile pour les Etats-Unis.
Mais la question de la soutenabilité de la dette publique ne se pose pas que pour les Etats-Unis. Maintenant qu'il est admis que la dette publique doit se substituer à la dette privée, le problème est général.
@ Jean
Le lien entre création monétaire et inflation dépend peut-être des moyens par lesquels on injecte de la monnaie dans le circuit, si c'est pour soutenir la demande des ménages, peut-être que l'effet inflationniste est supérieur que si on ne l'injecte que dans les banques.
L'intérêt de l'approche de Sapir est de dire qu'on a besoin d'inflation et non de création monétaire. Si le but c'est de relancer l'inflation, il faut trouver les moyens, la création monétaire en fait peut-être partie, mais il y en a sûrement d'autres, comme la ré-indexation des salaires ou autre chose .. Le dernier article de Sapir a développé cela de manière très détaillé (mais trop technique pour moi) Il arrivait en conclusion à toute une série de mesures pour changer la politique monétaire.
Rédigé par : Malakine | 28 mars 2009 à 17:11
@malakine :
En fait, on dénote bien un découplage des salaires vis à vis de la productivité (annuelle) en France, mais tardivement, vers 2002, retour de la droite française au pouvoir et début de la "décomplexion" de celle-ci.
Je pense que l'Euro, le bateau commun, nous garantie de ne pas faire de la concurrence par la monnaie, qui est l'une des causes de la seconde guerre mondiale ne l'oublions pas. On est dansle même bateau, au moins ça nous garantie de ne pas nous faire la guerre entre nous, ce qui a déjà causé à l'Europe de perdre son leadership mondial durant la première moitié du 20ème siècle.
Pourquoi ne pas s'accorder pour que les pays européens se voient dotés d'un prêt de la banque européenne au prorata du nombre d'habitant. Une solution équitable, qui ne crée pas de distorsion de la concurrence entre les pays, tout en permettant un véritable plan de relance.
Quand au risque d'hyper inflation, il serait justement réduit en même tempsque le risque d'emballement, les pays européens ne se faisant pas concurrence.
Il y aurait bien sûr un risque du fait de la concurrence des autres zones, mais les echanges entre pays européens étant très largement majoritaire, cela peut nous en protéger :/
Bref, ça me parait trop simple, si cette solution n'est pas exploité c'est qu'il doit y avoirune raison mais j'avoue être un peu limité pour la trouvé...
Rédigé par : EtienneB | 08 avril 2009 à 05:31