Alors que tous les regards et toute l'énergie des diplomaties sont tournées vers ce énième et toujours aussi insoluble conflit israelo-palestinien, une autre crise est en train de se développer à l'Est du continent : Une crise qui menace de dégénérer, dont l'Europe est la première victime et dont elle détient les clés. Pourtant elle persiste à ne pas vouloir s'en mêler, considérant lâchement qu'il ne s'agit que d'un conflit bilatéral entre la Russie et l'Ukraine.
Certains voudront voir dans cette affaire un nouvel exemple de l'impérialisme russe annonciateur d'une nouvelle crise géorgienne. D'autres y verront un chantage exercé par l'Ukraine qui cherche à tirer profit de sa situation stratégique de pays de transit obligé. Mais cette crise est aussi l'une des premières conséquences politiques de la crise mondiale qui, au delà de la sécurité énergétique, pose la question du devenir de la “zone tampon” entre Europe et Russie et en particulier de l’Ukraine.
La crise était prévisible depuis plusieurs mois. Déjà l'an passé, un accord sur le prix du gaz avait été trouvé in extremis après une première coupure et au prix d'un montage complexe selon lequel la Russie était censé fournir à l'Ukraine du gaz Turkmène beaucoup moins cher, acheté 130 USD et vendu à 180 USD l'Ukraine. Or on savait depuis plusieurs mois que ce montage ne pourrait être reconduit, les républiques centrasiatiques ayant décidé de vendre à l'automne leur gaz à Gazprom aux prix mondiaux, ce qui positionnait le prix de vente à l'Ukraine aux alentours de 380 USD les 1000 m3, soit une augmentation intolérable pour une économie ukrainienne frappée de plein fouet par la crise financière et la baisse du prix des matières premières (1)
Ce n'est même pas sur cette base que la négociation a échouée mais sur la proposition russe de facturer le gaz à 250 USD. A la base, le conflit est donc commercial.
Pas tout à fait cependant, car la volonté russe de facturer à l'Ukraine le gaz au prix mondial s'appuie n’est pas dénuée de toute arrière pensées politiques (soutien à la Géorgie, candidature à l'OTAN, litige sur la présence de la base navale de Sébastopol…) La Russie se montre beaucoup plus souple avec son allié Biélorusse. Un accord sur une forte baisse du prix du gaz pour 2009 (50 USD contre 150 actuellement) est en cours de finalisation en contre partie de quelques avancées politiques.
Néanmoins, rien ne peut obliger la Russie à continuer à subventionner l'économie d'un pays qui n'a plus rien d'un allié et qui se comporte au contraire de plus en plus en pays hostile, encore moins à livrer du gaz à un pays qui ne paie pas ses dettes.
Les commentateurs qui saisissent l'occasion pour ressortir leur fable de la « menace russe » soit n'ont rien compris à l'affaire, soit sont de dangereux occidentalistes manichéens ressentant un besoin de s'inventer des ennemis en cette période de troubles (2). D'autant plus quand ils proposent de se détourner du gaz russe pour renforcer l'indépendance énergétique de l'Europe, ce qui reviendrait à abandonner l'Ukraine aux appétits russes : Drôle de manière de défendre un « otage » que de l'abandonner à son agresseur !
Il est également impossible de blâmer l'Ukraine outre mesure dans cette affaire. Dans un contexte économique très délicat pour elle, il lui est impossible de s'adapter brutalement aux prix énergétiques mondiaux, d'autant que son industrie et son parc de logement hérité de l'union soviétique reste extrêmement énergétivore. Pourquoi condamnerait-elle sa population à mourir de froid alors que 80% du gaz russe destiné à l'Europe passe par son territoire ?
Certes, il n'est pas très fair-play de siphonner le gaz destiné à l'exportation, reportant ainsi sur des pays tiers les conséquences d'un conflit commercial qui le les concerne pas. Mais outre qu'il s'agit là pour l'Ukraine d'une nécessité vitale, c’est également un moyen de pression tant sur la Russie que sur l'Union Européenne, qu'elle aurait bien tort de ne pas exercer. En bloquant les exportations de gaz vers l'Europe, elle montre à la Russie sa dépendance à son égard. Sans coopération de l'Ukraine et dans l'attente de la construction des nouveaux gazoducs sous marins, la Russie est en effet dans l'incapacité d'écouler son gaz vers ses seuls et uniques clients possibles. Si l'Ukraine perd son gaz, la Russie perd une grosse partie de ses ressources financières. Perdant-perdant !
Mais elle rappelle aussi à l'Union Européenne son importance stratégique pour sa sécurité énergétique. L'Ukraine est potentiellement une menace bien plus importante que la Russie car elle ne retire que de maigre revenus du transit du gaz (2). L'attitude de l'Ukraine exprime donc autant un bras de fer vis à vis de la Russie qu'un appel au secours adressé à l'Europe. Le message adressé à l'un et à l'autre est identique : Le transit doit se payer !
L'Europe refuse aujourd'hui d'intervenir dans ce qu'elle s'obstine à voir comme un conflit bilatéral qui ne la concerne pas, car elle en connaît trop bien l'issue. Les deux parties se retourneront vers elle avec un sourire complice pour solliciter son porte monnaie. La Russie dira « Puisque vous voulez aider l'Ukraine et que vous l'acceptez dans l'OTAN, à vous maintenant de vous en occuper. Payez pour elle ! » Et l'Ukraine sur un autre registre expliquera qu'elle n'est en mesure de conclure un accord tarifaire qu'au prix d'une augmentation substantielle des droits de transit qui ne pourra que se répercuter sur le tarif des clients en bout de chaine. La conclusion sera la même, l'Europe devra payer.
Et l'Europe doit payer. Pour quatre bonnes raisons :
Pour des raisons de sécurité, car sans intervention européenne, le conflit pourrait s'envenimer entre les deux frères ennemis, à mesure que le préjudice financier s'élèvera, ce qui entraînera des graves situations de pénuries en Europe centrale et pourrait même dégénérer en conflit armé. On imagine par exemple la Russie annexer la Crimée en guise de compensation …
Pour des raisons géopolitiques, car l'Europe ne peut pas soigner ses relations avec la puissante Russie et abandonner les pays qui se situent sur la ligne de fracture entre l'Europe et le monde russophone et orthodoxe (Bielorussie, Ukraine, Modlavie, Géorgie) Tous les conflits qui interviendront entre la Russie et ses anciennes dépendances nourrissent les sentiments anti-russe dans l'opinion et l’hostilité des diplomaties d'Europe centrale. Quelque soit la forme qu’elle prendra, l'Europe devra avoir une politique forte en direction de ces pays : “Partenariat oriental” sur le mode de l'union pour la méditerranée, perspective d'adhésion, nouveau “Yalta”... Cette politique devra en tout état de cause être négociée avec la Russie, voire être conduite de concert avec elle.
Pour des raisons historiques et éthiques, car après l'effondrement du système soviétique, rien n'a été fait en direction de ces pays, ni pour les aider à se doter d'une économie moderne et compétitive, ni pour leur proposer une cadre géopolitique d’avenir. L'Europe a intégré les pays d'Europe centrale et baltes et leur a fait bénéficier de la manne des fonds structurels. La Russie s'est relevée grâce à ses richesses naturelles et la reconstruction d'un Etat fort sous l'impulsion de Vladimir Poutine, malgré une odieuse tentative de pillage et d'anéantissement orchestrée par les Etats-Unis et les grandes institutions internationales dans les années 90 (4) En revanche, les ex républiques soviétiques d’Europe orientale, qui n'ont pas la chance de disposer de ressources naturelles, ont été livrés à elles-mêmes. La Russie les a abandonné comme des fardeaux trop lourds à porter. L'Europe a refusé de leur tendre la main, par lâcheté et par peur de froisser la Russie. Quand aux Etats-Unis, ils n'ont cherché qu'à les instrumentaliser dans une logique occidentaliste anti-russe.
A l'époque de la mondialisation heureuse, ces pays aujourd'hui pouvaient espérer s'insérer dans la grande division internationale du travail par la qualité de leur main d'œuvre et la faiblesse de son coût. La récession mondiale leur ôte cet espoir pour lui substituer la promesse d'un nouveau chaos contagieux.
Pour des raisons strictement économique enfin, car à l'heure des plans de relance tous azimut pour soutenir une économie mondiale en panne, les laissez pour compte seront ceux qui n'auront pas la capacité en s'endetter en levant des fonds sur les marchés internationaux. Or, la relance sera globale ou ne sera pas. L'Europe n'a intérêt à ne voir s'effondrer aucune des économies du continent. A défaut d'un grand plan Marshall pour la modernisation des économies post-soviétiques, qui serait pourtant tout à fait légitime et bienvenu, l'Europe peut bien subventionner, en lien avec la Russie, les prix de l'énergie de l’Ukraine pendant quelques années.
A terme, il faudra en tout état de cause faire une place aux ex-pays soviétiques, et en premier lieu à l'Ukraine, dans la construction géopolitique du continent. Leur vocation est d'être un trait d'union et un facteur d'unité entre l'Europe communautaire et la fédération de Russie. Le rejet réciproque et l'abandon mutuel, s'il perdure, risque d'en faire un puissant facteur de déstabilisation et de conflits. Et pourquoi pas de guerres. C'est pourquoi l'Europe doit s'asseoir à la table des négociations entre la Russie et l'Ukraine et aider à trouver une solution pérenne, quitte à sortir le carnet de chèque.
Malakine
(1) 23.5 % d’inflation en 2008 et un niveau de vie de la population en chute libre. La situation actuelle de l'Ukraine est souvent comparée à celle de l'argentine en 2001.
(2) Fort heureusement, il est plus difficile pour ce genre d’excité de diffuser leur venin sur internet sans se faire écharper par de lucides commentateurs.
(3) 1,7 USD les 1000m3 pour 100 km et 1.6 en 2007
(4) Voir le récit que fait Jean Michel Quatrepoint dans « la crise globale » de la décennie 1990 en Russie.
Rédigé par : Abdel | 07 janvier 2009 à 23:56
@Malakine,
Excellent article.
Pas le temps de commenter. Cependant, j'insiste sur le fait que je suis d'accord avec toi: le Russie a abandonné les pays de l'ex-URSS qui ne peuvent rien lui apporter.
Rédigé par : Philippe | 08 janvier 2009 à 10:00
Très instructif
Trop cynique peut-être, je ne suis pas convaincu par l'éthique comme étant une source de motivation à l'action pour nos dirigeant, trop cynique. Par contre, faire en sorte de ne pas avoir de nations désepérées (et donc dangereuses) à nos portes peut effectivement être une bonne motivation.
Rédigé par : RST | 08 janvier 2009 à 15:27
Très juste. Excellent article.
De toute manière, je vois mal comment l'Europe et la Russie pourraient envisager un nouveau partenariat sans tenir compte des pays qui font la liaison entre elles. L'Ukraine semble en être pleinement consciente et disposée à profiter de l'occasion pour se faire entendre. C'est plutôt une bonne nouvelle, d'après moi. C'est en tout cas nettement plus constructif que ses velléités d'inclusion dans l'OTAN.
Merci d'attirer notre attention sur cette crise, qui passe un peu inaperçue en raison de la guerre à Gaza.
Rédigé par : Bruno | 08 janvier 2009 à 19:16
En complément, cet article du monde d'aujourd'hui qui confirme bien l'état de grande fragilité des économies ex-soviétiques et du risque d'effondrement brutal.
http://www.lemonde.fr/europe/article/2009/01/07/en-bielorussie-acces-de-panique-apres-une-devaluation-de-20_1138763_3214.html#ens_id=1138856
Rédigé par : Malakine | 08 janvier 2009 à 22:42
La situation va bouger très rapidement, semble-t-il : http://fr.rian.ru/world/20090109/119401172.html
Rédigé par : Bruno | 09 janvier 2009 à 16:00
Un article intéressant, aujourd'hui sur DeDefensa : http://www.dedefensa.org/article-desenchantement_europeen_15_01_2009.html
Contrairement à ce que je croyais il y a quelques jours, l'Ukraine semble s'être coincé le doigt dans la porte...
Rédigé par : Bruno | 15 janvier 2009 à 17:00