Dans le cadre d’une chaîne, j'ai été « tagué » par Toréador et par Criticus. Même si j'ai un goût modéré pour l'animation de la blogosphère, je me plie volontiers au jeu car le sujet est intéressant. « Quelle Europe voulez-vous en 2020? Quels doivent être les 4 priorités à mettre en oeuvre dès aujourd'hui pour améliorer l'Europe, la rendre plus démocratique, plus compétitive, plus forte à l'international, plus en avant sur le développement durable, etc."
En cette période où la crise financière occulte tout le reste, il serait tentant de répondre avec un projet de reconstitution d'un modèle alternatif au néolibéralisme américain, un plan de définanciarisation de l'économie ou de mise en œuvre d'un protectionnisme coopératif de relance. Mais j'ai envie de faire profiter de cette chaîne pour faire une pause avec les sujets économiques. Je n'évoquerais pas non plus la question institutionnelle. Je m'y suis déjà risqué cet été en imaginant un projet que l'on aurait pu croire sorti du cerveau d'un technocrate déconnecté des réalités tellement il était compliqué.
Je vais plutôt essayer de décrire ce qui pourrait donner corps à cette entité géopolitique autonome que j'appelle des mes vœux à travers quelques projets structurants.
1- Donner du contenu au conseil de l'Europe
L’enjeu majeur de l’Europe dans les prochaines années est de souder une alliance stratégique avec la Fédération de Russie et la confédération qu’elle ne manquera pas de recréer avec son « étranger proche » Dans la mesure où l’adhésion pure et simple de la Russie à l’Union n’est pas une perspective envisageable, la voie la plus simple serait de se réintéresser au conseil de l’Europe.
La véritable Europe, c'est en effet celle des compétitions sportives ou de l'Eurovision, avec la Russie, la Turquie le Caucase, et même une partie de l'Asie centrale. C’est celle du Conseil de l'Europe. C’est à cette échelle que l’Europe pourra exister en tant que puissance d’équilibre dans un monde multipolaire, qu’elle n’a pas vocation à dominer mais à organiser. La petite Europe, celle qui s’est constituée à l’ouest du rideau de fer sous la protection étasunienne sera toujours prisonnière de son histoire pour pouvoir un jour penser et agir de manière autonome.
Il faut donc donner du contenu au conseil de l’Europe, notamment en lui transférant tout ce qui peut concourir à l’organisation du continent, à sa sécurité collective, au rapprochement des peuples et à la défense des valeurs de la civilisation européenne (Etat de droit, libertés individuelle, démocratie, rationalité, cohésion sociale, développement durable, patrimoine, culture…)
2- Mettre en œuvre un protectionnisme culturel
L’Europe ne se libèrera pas facilement de l’emprise idéologique américaine, tant celle-ci a pénétré les esprits. La quasi-totalité de la population se sent appartenir à une nation globale dont le cœur et l’âme se situe aux Etats-Unis. Cela est particulièrement vrai aux deux extrêmes de la société. Les élites rêvent à cette société de l’argent roi et du fric décomplexé. Les couches ghétoïsées « vivent à l’heure américaine » comme le décrit l’abjecte chanson de Diams.
Bien plus que par sa puissance militaire ou économique (sic), c’est par son impérium culturel que l’Amérique domine le monde. Elle diffuse sa vision du monde et ses valeurs à travers tous les produits immatériels (je n’ose dire culturel) qu’elle exporte, son cinéma de fin du monde à grand spectacle, ses rappeurs analphabètes, ses séries télés où tous les américains apparaissent beaux riches et bien portant, ses starlettes refaites qui envahissent les lectures préférées de nos compagnes et de nos filles, sa téléréalité racoleuse qui prolifère sur nos chaines…
Cela n’est pas anodin. Ceux qui voient vivre en permanence des américains sur leur petit écran ont envie de vivre comme des américains. Ils développent le culte du fric et du tape à l’œil. Ils rêvent de vivre dans une banlieue pavillonnaire et d’aller bosser dans un gros 4x4. Ils développent une mentalité d’irresponsables insouciants disposant de tous les droits, y compris celui de tuer, mais jamais le moindre égard pour son prochain…
La civilisation américaine est profondément décadente, violente et dangereuse. Elle conduira le monde à sa perte comme elle a conduit son économie au bord de la banqueroute. Il est donc de salubrité publique de se protéger par tous les moyens de cette néfaste influence.
L’Europe s’est protégé dans les années 90 par ce qu’on a appelé « l’exception culturelle » Il s’agissait à l’époque de justifier des politiques protectionnistes pour préserver une production culturelle nationale. La directive télévision sans frontière a ainsi imposé une obligation de diffusion de 50% d’œuvres européennes (au sens du conseil de l’Europe). La France a transcrit cette directive en imposant un seuil de 60% pour les œuvres européennes, mais qui se cumule avec un autre de 40% pour les œuvres françaises (1)
L’Etat du droit aujourd’hui dans le pays de l’exception culturelle, c’est donc 40% de productions américaines, 40% de françaises, et 20 % pour le reste de l’Europe, dont l’essentiel est fournie par le Royaume Uni, ce qui ne laisse que des miettes pour l’Europe continentale.
C’est ainsi que l’on diffuse l’idée que la France appartient à l’empire américain plus qu’à l’ensemble européen. Il faut changer cet état de fait en inversant les priorités et en cumulant une logique de provenance avec une logique linguistique : Un tiers pour la France, un tiers pour la grande Europe, un tiers pour le reste du monde, tout en plafonnant à 25% la part des productions d’une même langue sur chacun des genres considérés.
3- Une armée européenne de projection :
L’Europe ne pourra pas se défaire de l’emprise de l’empire haï du mal tant qu’elle dépendra de lui pour jouer au gendarme du monde. L’Europe communautaire doit prendre ses responsabilités et se préparer à devoir faire la police dans sa zone d’influence.
Le monde multipolaire qui se prépare va nécessairement restaurer des zones d’influence autour des centres des différents pôles. Il ne pourra plus y avoir de gendarme du monde unique, que celui-ci agisse unilatéralement de manière ouvertement impériale ou en tant que mercenaire sous couvert de l’ONU et financé par le reste du monde. Les Etats-Unis n’en ont d’ailleurs plus les moyens financiers.
La zone d’influence naturelle de l’Europe communautaire c’est naturellement le bassin méditerranéen et l’Afrique. La zone d’influence de la Russie s’étend au sud Causase et à l’Asie centrale, jusqu’aux zones d’influence indienne et chinoise. Europe et Russie doivent ensemble s’attacher à résoudre les points chauds les plus graves de la zone « paneurasiatique » (Iran, Irak, conflit israelo-palestinien…) et assurer la sécurité du continent dans le cadre d’un accord coopératif de sécurité collective négocié et animé dans le cadre du conseil de l’Europe.
Pour cela, l’Europe communautaire devra se doter d’un appareil militaire efficace, capable de rivaliser avec celui des Etats-Unis, de forces de maintien de la paix pour les situations de guerres civiles ou de conflits frontaliers et de capacité d’intervention humanitaires pour les cataclysmes naturels. Cela nécessitera un effort de défense substantiel dans tous les pays de l’Union et la création d’une organisation militaire intégrée qui prendrait le relai de l’OTAN.
4- Réinventer la ville par des expériences de villes nouvelles « durables »:
La tertiairisation de l’économie, comme la fin du pétrole bon marché ou les modifications des structures familiales (montée de la solitude et délitement du lien social) imposent de réinventer la ville pour l’adapter aux enjeux du siècle.
De ce point de vue, le modèle européen (un centre ville historique datant du moyen âge, des banlieues informes, un espace suburbain qui s’étale sans fin, des villes de petites tailles) comme le modèle américain (villes tentaculaires très horizontales reposant sur l’usage exclusif de la voiture individuelle) sont condamnés.
L’Europe doit faire œuvre de civilisation et inventer un nouveau modèle de « métropole durable » structurée autour de réseaux de transports collectifs, construite autour d’un cœur productif spécialisé de haut niveau, avec un habitat faiblement consommateur d’énergie et proposant des espaces physiques ou immatériels de nouvelles socialisations (internet territorial) Il y a là un formidable et enthousiasmant champ de recherche, de créativité et d’expérimentation. Il s’agirait aussi d’un fantastique levier de croissance et de dynamisation économique.
Le projet pourrait constituer en une politique commune de recherche en urbanisme, sciences sociales, architecture, laquelle serait articulée avec la réalisation d’un réseau de villes nouvelles expérimentales (de 1 à 5 Millions d’habitants) sur tout le continent, reliées entre elles par un réseau de trains à grande vitesse paneuropéen.
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A mon tour de faire vivre la chaîne en « taguant » d’autres blogueurs. Je sollicite donc Laurent le Gaulliste, Leunamme (Rêver de nouveau), Sylvie (le salon où on cause) et Bertrand du Gai Déclin.
Malakine
(1) ces quotas ne s’appliquent pas à toute la diffusion. La règlementation comporte des trous béants, notamment pour les nouvelles chaînes de la TNT, qui bénéficient d’assouplissement, ce qui concrètement permet à nombre d’entre elle de se transformer en bouche d’égout de la sous culture américaine.
Ton combat est avant tout "culturel", il me semble... mais le fascisme du divertissement comme l'appelle Sloterdijk n'est pas que l'apanage de la bannière étoilée (Endemol est bien européen à ce que je sache).
La production cinématographique de l'UE est à pleurer et semble gangrénée soit par des petits marquis qui ont les faveurs des subventions d'Etat (Chéreau), soit par des clones du cinéma US qui nivellent par le bas (Besson) à moins que ce soit des cinéastes autistes (Nanni Moretti).
Il est vrai que l'imperium américain tient grâce à son industrie culturelle mais force est de reconnaître que la Chine, le Japon ou Bollywood sont en train de tailler des croupières à cet imperium.
Quant à la société tertiarisée, je n'y crois guère... Jean-Luc Gréau dans son dernier ouvrage et sur la base des travaux de Jean Gadrey avance plutôt le fait qu'il existe une industrialisation des services qu'une réelle entrée dans une chimérique "société postindustrielle".
Rédigé par : René Jacquot | 14 octobre 2008 à 16:25
Il paraît culturel parce que j'ai volontairement fait abstraction des sujets économiques pour pouvoir parler d'autre chose...
Sur la production cinématographique, comme pour le reste (musique, série télé, documentaires...) je suis sûr qu'une production européenne pourrait se développer si on créait un marché européen. Aujourd'hui, c'est extraordinaire, mais le marché des biens culturels européens est de fait réservé aux Etats-Unis. Economiquement ce n'est pas négligeable. je crois que ça représente 8 à 10% du PIB américain.
J'ai parlé de tertiairisation et pas de société tertiarisée. Tu sais bien que je suis un défenseur de l'industrie. Ce que je veux dire c'est que le tertiaire supérieur existe un écosystème territorial bien plus contraignant que l'industrie. L'industrie de production peut se développer à peu près partout dès lors qu'il y a de la main d'oeuvre et des infrastructures de transports. Le tertiaire supérieur exige une concentration de matière grise sur le territoire, donc un appareil de formation, une attractivité résidentielle...
C'est cela que je propose de faire émerger avec ces villes nouvelles.
Rédigé par : Malakine | 14 octobre 2008 à 17:14
C'est beau comme la "Never ending story" !
Rédigé par : Ozenfant | 14 octobre 2008 à 19:36
Ton tertiaire supérieur me fait penser à l'introuvable "économie de la connaissance" tant désirée par la Stratégie de Lisbonne.
Je partage en partie ton idée d'écosystème favorable à l'innovation en particulier pour les PME mais avec une intervention étatique (surtout pas la logique des clusters)
Sur les écopolis ,je suis plus dubitatif car j'ai en tête l'échec des villes-nouvelles...
Enfin sur l'Europe culturelle, je ne suis pas sûr qu'il existe une culture européenne dans le sens où nous avons des modèles anthropologiques forts différents...
Et puis il y a ce sabir anglais qui domine les affaires.
J'envisage plutôt avec un pragmatisme tout anglo-saxon une Europe économique fondée sur le protectionnisme de relance conjugué à une relance de la politique industrielle européenne via des coopérations renforcées.
Rédigé par : René Jacquot | 14 octobre 2008 à 21:06
J'ai un point commun avec Criticus :-)
Rédigé par : Toréador | 14 octobre 2008 à 21:31
@ Toréador : nous avons un deuxième point commun. Nous avons tous les deux appartenu à feu Kiwis... oups ! ;-)
Rédigé par : Criticus | 15 octobre 2008 à 00:23
@ Malakine
Je t'ai fait beaucoup de compliments (sincères) sur les derniers billets. Passons aux critiques. Ce qui manque à ton analyse, c'est une profondeur historique, et j'ose le dire, culturelle : dire que la Turquie appartient à la « civilisation européenne », que tu opposes sur des critères superficiels à la « civilisation américaine » (alors que les deux constituent ensemble la civilisation occidentale, que tu le veuilles ou non : regarde l'histoire, et non l'actualité, et tu le verras), c'est tout simplement méconnaître ce qui est le fondement de l'identité d'un peuple, à savoir l'histoire (notamment politique et religieuse), et non la géographie. La Turquie n'est pas européenne, parce qu'appartenant au monde musulman. Le nier reviendrait à créer une Union qui ne prendrait absolument pas en compte les ressorts profonds de l'identité des peuples. C'est dangereux.
Rédigé par : Criticus | 15 octobre 2008 à 00:30