Le seul événement de la déclaration des voeux présidentielle a été ce nouveau concept de « politique de civilisation » . Depuis, tout le monde y va de sa propre interprétation et de sa propre définition. Naturellement, la gauche n'hésite pas à dénoncer un concept fumeux avant même d'avoir tenté de réfléchir à ce qu'il pouvait recouvrir. Espérons que le débat se poursuive, car le concept est rudement intéressant.
Il ne faut bien sûr par chercher trop loin du coté de Sarkozy. Il s'est contenté de lire le papier que Guaino lui avait préparé. Civilisation, ça renvoie à l'idée de valeurs, d'ordre moral. Ca évoque le « choc des civilisations » donc les inquiétudes vis à vis de l'Islam, du terrorisme et de l'immigration. Ca fait délicieusement réac, furieusement « de droite ». Il a acheté l'idée, cash.
La signification de la notion est plutôt à rechercher du coté de Guaino, le véritable idéologue du régime. Il a reconnu avoir emprunté le concept à Edgar Morin, qui en 1997 a écrit un ouvrage intitulé "Pour une politique de civilisation" avec Sami Naïr, un Chevènementiste notoire. L'idée est en effet issue du mouvement républicain-souverainiste des années 90, des défenseurs de "l'autre politique."
En attendant d'en savoir plus sur l'origine officielle du concept et ce que voudrait en faire le nouveau pouvoir, je voudrais apporter mon propre éclairage sur cette notion à laquelle je fais souvent référence. J'ai même commencé, il y a quelques temps, un projet de manifeste du "civilisationnisme", avant de me heurter à l'ambition du sujet. Aujourd'hui, je vais me contenter de tracer les contours de ce que pourrait recouvrir cette notion.
Une philosophie politique se comprends généralement assez facilement par rapport à ces contraires ou ses ennemis.
Le libéral est quelqu'un qui se méfie de l'intervention de l'Etat. Il sent les libertés individuelles menacées et pense que l'Etat doit intervenir le moins possible dans l'économie sous peine de catastrophe.
Le républicain, au contraire, croit en l'Etat et l'intérêt général. Il veut préserver une sphère publique gouvernée par la raison et capable d'exprimer une volonté. Ses ennemis ce sont les passions publiques (religion, démocratie d'opinion), les transferts de souverainetés et le libéralisme économique qui désarme l'Etat.
Le socialiste, lui, croit en l'égalité et la justice sociale, menacées par la dynamique du capitalisme et qu'il veut corriger par la redistribution. Ses ennemis sont toutes les forces qui tendent à une polarisation de la richesse entre le haut et le bas de la société.
Quels pourraient être donc les ennemis d'un civilisationniste ?
A priori, le contraire de la civilisation, c'est la barbarie, mais ce peut-être aussi, plus modestement, la décadence ou toute forme de fin du monde. Il peut s'agir aussi de défendre notre civilisation contre d'autres civilisations plus conquérantes. Il s'agira pour certains de l'Asie, du monde mulsuman pour d'autres et ou de l'impérialisme américain pour d'autres .
Le concept est donc extrêmement défensif. Il fait preuve d'une fantastique angoisse face à l'avenir. Pour se proposer de défendre l'idée même de civilisation, c'est vraiment que notre monde est menacé. Pas simplement notre modèle social, la capacité de régulation des Etats, les libertés de individuelles, la prospérité économique, mais peut-être tout cela à la fois !
Les ennemis potentiels ne manquent pas :
- La fin du pétrole bon marché qui pourrait nous conduire à ne plus pouvoir se chauffer ou se déplacer,
- Les bouleversements climatiques dont les conséquences imprévisibles font dire à certains qu'il en va de la survie de l'humanité elle même,
- Les nouvelles règles du capitalisme financier mondialisé qui s'autodétruit à force d'avidité,
- L'éveil d'une Chine totalitaire qui est, d'ores et déjà, à la fois l'usine et le banquier du monde, la mondialisation qui prive les puissances publiques de toute marge de manoeuvre,
- Le libre échange qui incite à tous les dumpings et menace les systèmes sociaux,
- L'individualisme et ses prolongements corporatistes et communautaristes qui rendent de plus en plus difficile toute régulation sociale et qui font monter l'intensité des violences,
- L'effondrement du niveau culturel sous l'effet du consumérisme et du développement des médias commerciaux,
- L'immigration d'origine musulmane et l'impérialisme culturel et linguistique anglo-saxon qui entraîne un sentiment de dépossession et d'invasion ...
Chacun se choisira ses menaces en fonction de ses propres phobies ...
L'émergence du civilisationnisme manifeste une crise de fin de cycle, dont nous avons déjà parlé. Jusqu'au 18ème, la civilisation européenne était fondée sur l'idée de Dieu qui donnait sens à tout. Puis les hommes l'ont remplacé par les idéaux de progrès et d'émancipation, jusqu'au tournant du millénaire, où nos sociétés ont commencé à se sentir menacées de régression et où l'avenir est devenu illisible et angoissant.
Le civilisationnisme a renoncé à l'idée de progrès pour se tourner vers l'idée de durabilité, et à l'émancipation pour privilégier la protection.
Cette idéologie embryonnaire est quelque part nostalgique d'un monde passé, fondé sur des valeurs et des règles claires. Elle est donc, d'une certaine manière, réactionnaire, mais elle peut aussi s'avérer progressiste, si elle s'empare des valeurs de l'être.
Une civilisation ne se résume pas à un régime politique et un système économique. Elle inclut aussi les valeurs morales, voire spirituelles de cette partie d'humanité. La notion fait donc référence à une certaine conception du sens de la vie. Il y a là tout un champ nouveau à investir pour traiter les nouveaux maux du siècle, qui ne s'appellent plus oppression, tyrannie, misère ou exploitation, mais solitude, mal-être, agressions, pollutions, angoisse, violence, et dépression. Il ne s'agit pas naturellement d'en revenir aux religions comme matrice de la vie sociale. Il s'agit d'inventer une nouvelle morale publique et privée, le code d'une nouvelle chevalerie, un catéchisme laïc qui pourrait donner du sens à toute chose, dans la vie publique, l'économie ou dans la conduite de la vie intime.
Le civilisationnisme peut se résumer en deux principes : La quête du sens et la durabilité. Une politique de civilisation doit être fondée sur des principes simples, compréhensibles et acceptés par tous comme étant raisonnables et justes. C'est aussi une politique qui garantit la pérennité des système qu'elle met en place pour le long terme, voire le très long terme.
Il y a donc quelque chose d'assez paradoxal à voir Sarkozy s'emparer de ce thème. Rien – ou pas grand chose - dans ce qu'il véhicule – ne va dans le sens d'une consolidation des valeurs de la civilisation ... à moins qu'il s'agisse pour lui de nous faire entrer dans la sphère de la civilisation anglo-saxonne !
Le slogan sur la base duquel le candidat s'est fait élire, apparaît ainsi l'antithèse des valeurs civilisationnistes. Le « travailler plus pour gagner plus » est plus révélateur de la crise d'un monde en fin de cycle qu'il n'est annonciateur d'un nouvel équilibre. S'il faut désormais travailler plus pour gagner plus, c'est bien que la dynamique globale de progrès s'est éteinte. Quel est le sens de cette maxime, si ce n'est simplement survivre comme on peut dans un monde en déclin ? Quelle est la durabilité de cette orientation ? Jusqu'où va t-on aller dans la fuite en avant dans le travail et la consommation ?
Les 35 heures étaient peut-être un contre sens dans le contexte économique actuel, mais elles avaient un sens dans une perspective civilisationnelle en voulant partager le travail et donner du temps libre.
Fondamentalement, la doctrine du Sarkozysme est de « faire les réformes que la France a trop tarder à faire et qui l'a fait prendre du retard sur la marche du monde », c'est à dire de s'adapter, de gré ou de force, à un monde qu'on ne maîtrise pas et dont l'évolution n'a rien de rassurant.
Le sarkozysme, c'est aussi le culte de l'individu roi, de l'argent, des valeurs matérielles et de la société de consommation. Toutes les mesures qu'il a prises ont eu pour objet ou pour effet de faire reculer les protections collectives et les régulations. Or, la civilisation a commencé avec l'idée qu'au dessus des individus existait un collectif. L'idée que désormais chacun devra s'en sortir par lui même, c'est la négation de l'idée même de civilisation.
Le civilisationnisme est une belle idée, une idée neuve, une idée à faire grandir ... mais ce n'est assurément pas Sarkozy qui l'incarnera. .
"...la civilisation a commencé avec l'idée qu'au dessus des individus existait un collectif. L'idée que désormais chacun devra s'en sortir par lui même, c'est la négation de l'idée même de civilisation."
Sans doute; mais qu' est-ce qu' une civilisation où l' individu est déresponsabilisé au point de s' en remettre à l' Etat pour tout ? Qu' est-ce qu' un collectif si les individus qui le forment sont inertes ?
Sarkozy ne prône pas l' individualisme forcené. Il demande que l' individu fasse montre de plus de volontarisme. Rappelez-vous son mot : "Aide-toi et l' Etat t' aidera".
Rédigé par : Erick | 03 janvier 2008 à 09:16
L'expression "politique de civilisation" m'avait déjà fait tiquer dès le soir du 31. J'ai étudié il n'y a pas si longtemps, au lycée et plus tard, certains écrits d'Edgar Morin et j'avoue que j'ai été ravi de lire ce que ce dernier a déclaré dans la presse hier. Il affirme que Guaino n'a absolument pas compris (où il s'en fout)ce que signifiait l'ouvrage dont il a emprunté le titre pour le discours de Sarko. Pour E.Morin, rien dans la politique actuelle ne permet d'utiliser cette expression.
Je crois que ces slogans ne sont faits que pour être prononcés et frapper les esprits alors que le fameux travailler plus pour gagner plus n'a plus aucun sens depuis que Fillon a envoyé cette lettre d'après laquelle les heures sup. seraient payées au-delà des 35 heures.
Je reviens rapidement, car je pars travailler, sur les civilisations. C'est au nom de ces dernières que la colonisation a existé. On voit ce qu'il en est au Kenya, au Tchad, récemment en Côte d'Ivoire...et ailleurs.
Je me trompe peut-être: les anglais ne semblent pas maintenir des soldats dans les pays colonisés, contrairement à la France. Qu'en est-il?
Rédigé par : Philippe | 03 janvier 2008 à 09:30
Philippe,
A part peut-être les chinois (et encore ...) il n' y a pas d' exemple de civilisation en développement qui n' ait pas tenté de coloniser le monde qui l' environnait (hittites, perses, égyptiens, grecs, romains, arabes, ...) et on n' a pas fini de s' ébaudir sur les bienfaits artistiques, culturels, intellectuels et techniques de ces invasions.
Je ne crois pas qu' il y ait lieu d' incriminer la colonisation dans les événements africains celle-ci n' ayant apporté aux guerres tribales que l' utilisation de l' arme à feu et n' en étant pas une cause fondamentale.
A lire un post intéressant sur l' Afrique :
http://www.koztoujours.fr/?p=547
Rédigé par : Erick | 03 janvier 2008 à 12:01
Bah cette formule-valise n'est que de la pure com' destinée à faire écrire et ça marche.
La politique de Sarko pourrait se résumer à "diviser pour régner". Le "traviller plus pour gagner plus" en est une illustration puisqu'il y aura ceux qui pourront en profiter (un peu) et les autres , sans oublier les exclus du marché du travail qui ne sont pas concernés par cette mesure.
Diviser pour régner qd il est question de supprimer les accords de branche pour les remplacer par des accords au niveau de l'Ets (sur les horaires de travail).
La "politique de civilisation" se traduira par une société atomisée , émiettée où le chacun pour soi deviendra la règle. Jospin avait dit l'Etat ne peut pas tout, Fillon nous a sorti les caisses sont vides (sortons les mouchoirs) : l'Etat est mort, vive l'Etat ! Chacun pour soi, Dieu pour tous et tant pis pour les malchanceux. Voilà le sarkozisme ... qui sera balayé lorsqu'il produira ses effets pervers que même les médias mainstream ne pourront plus dissimuler.
Rédigé par : toto | 03 janvier 2008 à 12:06
@ Malakine
"Sans la liberté de blâmer, il n'est pas d'éloge flatteur"
Je dois être un peu fatigué mais tu nous as habitué à plus de clarté et de précision.
Par exemple ne peut-on être libéral, républicain et socialiste tout à la fois ? Ces notions sont elles vraiment si opposées les unes aux autres comme tu le laisses entendre ?
Le civilisationisme mérite plus de développement sous peine, entre autre, de le voir galvaudé par Sarko et sa clique.
Il faudra que je relise tout ça à tête reposée mais il me semble que tu as voulu aller trop vite en cédant à la pression de l'actualité.
Sarkoguaino t'a pris de vitesse ?!! ;)
Rédigé par : RST | 03 janvier 2008 à 19:32
@ RST
Peut-être que cet article n'est effectivement pas d'une grande clarté. Je crois que ce n'est pas lié à une quelconque précipitation. Peut-être tout simplement que la notion est encore en construction, dans mon esprit, comme dans ceux de nos gouvernants. Je vais lire le bouquin d'Edgar Morin, et on en reparlera.
En attendant dîtes vous que Malakine est un "civilisationniste" même s'il ne sait pas encore ce que ça signifie exactement ! :-)
Non, il n'y avait pas nécessairement opposition entre républicain socialiste et libéral. Cette intro avait pour but de définir une notion politique par rapport à ses opposés afin de dire à quoi s'opposait le civilisationnisme ...
Rédigé par : Malakine | 04 janvier 2008 à 09:53
Bonsoir, vous devriez peut-être ajouter à votre "quête du civilisationnisme" la notion de pragmatisme éclairé, cela vous aidera à mieux saisir la vision de N. Sarkozy et l'inspiration de Guaino :-)
Rédigé par : vienne | 08 janvier 2008 à 01:19
Merci à NS de continuer à faire la pub de ce concept d'Edgar Morin mais il faut faire vite car je crois que, parti comme il l'est, NS va nous le vider de son sens !
Ce qui me semble remarquable, si comme vous le dites Malakine ce concept a été construit défensivement face aux menaces, c'est qu'il date de 1997 même si le livre ne fut publié qu'en 2002. Je vais donc aussi essayer de me procurer ce bouquin.
Par contre, pas sûr que cette lecture soit facile, je me contenterais bien d'un bon décriptage...
Rédigé par : PeutMieuxFaire | 08 janvier 2008 à 14:05
Les développements exposés par Sarkozy lors de sa conférence de presse au sujet de sa politique de civilisation montrent qu'il entend bien "nourrir" ce concept et - peut-être même - en faire l'axe du Sarkozy2 (déjà?), succédant au Sarkozy1 de la campagne présidentielle, qui a maintenant exprimé tout son jus.
C'est dans ce sens que je lis un autre aspect de ce que je prend pour le déploiement de la même offensive actuelle : l'entretien de sa directrice de cabinet E. Mignon sur le site nonfiction.fr (très éclairant sur la démarche). Fini le discours de campagne électorale, à durée de vie très réduite. Passons au discours de gestion, qui se développe sur la durée.
Pardon de vous dire ça, Malakine, qui avouez avec franchise que vous avez adhéré au discours sarkozyste de la campagne, mais je crois que celui-ci a déjà changé.
Je comprend bien les difficultés qu'il y avait à voter pour la ségolienne (je partage profondément vos réticences vis à vis de son absence de vision politique. Je lui reconnais quelques intuitions à creuser ça et là, mais qui ne font sûrement pas une politique pour autant, j'en conviens), mais je me suis forcé à voter pour elle quant à moi ;-)
Revenons à Sarkozy. La plasticité idéologique du personnage est assez surprenante. Sa capacité à épouser des convictions successives est remarquable. Car je ne conteste pas l'authenticité de ses sincérités successives. J'ai seulement un peu plus de constance que lui...
Je crois que vous en avez vous-aussi (vous allez avoir du mal, j'en ai peur, à sortir du piège, après avoir voté pour lui. Si ça peut vous rassurer, vous n'êtes pas le seul...).
Sarkozy m'apparaît comme un politique d'un genre vraiment très spécial, inconnu jusqu'alors. Il croit à l'idéologie. Tout du moins croit-il qu'il est nécessaire d'en avoir une, à un moment donné. C'est une puissant levier d'action politique, d'organisation de sa propre pensée politique, de mobilisation de ses troupes et des forces électorales (on lui a parlé de Gramsci, c'est sûr ! Peut-être l'a-t-il même lu. E. Mignon assure qu'il est bien plus grand lecteur qu'il ne veut bien le dire...). Mais il faut changer d'idéologie quand elle s'épuise, quand elle a produit son effet. Sarkozy fait du strorytelling idéologique.
Aujourd'hui, donc, il nourrit la politique de civilisation, empruntée à Morin.
Pour le moment, il ne la maltraite pas tant que cela, me semble-t-il. Pour avoir suivi le débat Guaino/Morin chez Durand sur France2, il me semble que Guaino a bien compris la puissance du concept et l'utilise bien. C'est Morin qui semble le plus gêné dans l'affaire...
Malgré tout, il ne s'agit pour Sarkozy, à mon avis, que d'un nouvel outil. Sarkozy se révèle post-moderne (rappelez-vous notre précédent dialogue ;-) en ce qu'il n'a, j'en suis bien persuadé, aucune conviction personnelle particulière bien affirmée, si ce n'est le pragmatisme le plus absolu, au point qu'il confine en effet à l'opportunisme.
Je le crois parfaitement capable de passer d'une chose à son contraire, avec la candeur sincère de celui qui croit fermement à ce qu'il dit, au moment où il le dit. Et croit le contraire un peu plus tard.
Seulement, le socle moral n'a pas résisté chez lui au passage du tsunami du nihilisme contemporain qu'il a accepté par ailleurs. C'est le défaut de la cuirasse à mon sens. C'est par là qu'il tombera, j'en fais le pari. On en recause à l'occasion ?
PS: sur votre décision à propos de la deuxième saison de Malakine (Malakine2 vous aussi, déjà ?)... Vos billets longs, construits et fouillés, sont certes un régal pour moi. Mais je trouve que le dialogue que l'on peut engager avec vous et vos autres lecteurs sur votre blog est finalement bien plus précieux.
Des billets plus courts et un plus grand engagement dans les commentaires ne constitueraient-ils pas une bonne formule: moins de temps à construire vos billets et plus de temps à construire votre propos en direct, dans le dialogue à travers les commentaires... Vous vous souvenez de Socrate? La maieutique ? L'accouchement de la pensée dans le dialogue...
Rédigé par : tardif | 12 janvier 2008 à 22:45