Depuis deux mois, le projet de réforme de la carte judiciaire suscite un peu partout en France de vives polémiques. On en parle guère dans les médias car elles ne sont pas coordonnées et, vu de Paris, le maintien d’un tribunal à Béthune ou à Montluçon apparaît comme une information digne du journal de Jean Pierre Pernaud, presque de la rubrique des chiens écrasés. Et pourtant, c’est probablement la réforme la plus risquée pour le gouvernement, en tout cas celle qui présente l'enjeu le plus fort.
L’agitation des lycéens, les revendications salariales des fonctionnaires ou la lutte des cheminots pour que le contribuable continue à payer pour leur retraite, ne sont rien à coté de la colère que représente la perspective de perdre son tribunal pour une ville moyenne.
A quelques mois des municipales, il fallait être dépourvu totalement de sens politique ou inconscient des réalités de la France des territoires pour engager une telle réforme !
La réforme en elle-même répond à un souci louable et compréhensible de rationalisation des moyens. Cependant, la localisation d’un tribunal sur un territoire n’est pas un moyen comme un autre. Ce n’est pas comme supprimer des postes dans un ministère ou revoir un organigramme. On touche à des questions extrêmement sensibles. Plus encore que la qualité du service public pour le justiciable – argument qui ne sert en fait qu’à habiller des revendications corporatistes – la question posée est celle de la place des villes moyennes dans le monde d’aujourd’hui. C’est leur existence même en tant que ville qui est en jeu.
Les oppositions locales s’appuient sur la qualité du service public sont généralement orchestrées par les bâtonniers. On les entend dénoncer une remise en cause de la justice de proximité, de sa qualité et certains osent même utiliser l’argument massue qui sert à toutes les causes – la crainte du truc « à deux vitesses ». Seuls les riches auraient les moyens de faire 50 à 100 km de plus pour accéder à la juridiction. Les pauvres perdraient ainsi leur statut de sujet de droit pour redevenir des barbares condamnés à se faire justice eux-mêmes à coup de fusil de chasse et d’incendies criminels ...
Naturellement je force le trait. Mais on entend vraiment n’importe quoi dans la bouche des gens en lutte, même lorsqu’il s’agit de personnes estimables comme des magistrats, et même lorsque la cause est juste.
Il s’agit évidemment pour les professionnels de la justice de pures revendications corporatistes. Ces avocats n’ont tout simplement aucune envie de faire la route pour les audiences ou de déménager et craignent de perdre leur clientèle. Le discours sur la défense des défavorisés qui n’ont pas les moyens de mettre de l’essence dans leur voiture ou sur la dégradation du service public n’est évidemment qu’un habillage. Ce n’est pas pour cela que les populations se mobilisent.
Le vrai motif est généralement passé sous silence, étouffé par la honte. Les défenseurs des tribunaux n’osent pas avouer que la suppression du tribunal ne vient finalement que sanctionner le déclin démographique de leur ville. Autrefois, leur ville existait sur la carte administrative. Aujourd’hui, elle est menacée d’être rayée. C’est ça qui fait mal.
A titre d’illustration, Montluçon où le bâtonnier a engagé une grève de la faim pour s’opposer au projet de réforme de la carte judiciaire a perdu 30 % de sa population en 30 ans !
Le déclin d’une ville est si lent qu’il est presque imperceptible. Des usines peuvent fermer. La population peut décroître ou vieillir, la ville conserve toujours le même aspect. Elle peut même s’embellir. Elle finit sans s’en rendre compte par ne plus vivre que de transferts sociaux avec les pensions de retraites et le salaire des fonctionnaires pour seules ressources. Elle décline tranquillement dans l’insouciance générale. La population est généralement contente de son Maire, un brave notable dont on estime qu’il « fait du bon travail » parce qu’il a refait quelques promenades, les trottoirs du centre ville ou jeté une nouvelle passerelle au dessus de la rivière. Elle est généralement plutôt fière de sa ville de sa qualité de vie et de son patrimoine remarquable.
Et quand vient l’annonce de la fermeture du tribunal. C’est le choc. La décision lui renvoi l’image de son inutilité dans le monde d’aujourd’hui où les emplois industriels se font en Asie et les emplois tertiaires dans les métropoles. A l’époque de son âge d’or, elle créait sa richesse avec, selon les cas, son agriculture, son industrie ou ses casernes. C’est ce qui lui a donné son statut de sous préfecture ou de préfecture. Aujourd’hui elle sent bien que tout est menacé, que la suppression du tribunal risque d’en entraîner très vite bien d’autres, que si on laisse l’Etat rationaliser ses moyens, la sous préfecture va bientôt disparaître, la subdivision de l’Equipement, la Trésorerie aussi, et avec elles, les emplois publics et les emplois privés qu’ils induisent.
La réforme touche ces villes en plein cœur, à ce qui assure leur survie, l’emploi public et leur statut de ville administrative. L’Etat ne s’en rend pas compte, mais les populations locales en ont parfaitement conscience. Ils vivent cela comme une trahison, un abandon de la part de l’Etat.
En France, les territoires ont un rapport à l’Etat qui est resté proche de celui des temps féodaux. Les territoires contribuent à la richesse du pays et fournissent ses armées en hommes. En contre partie de quoi l’Etat leur garantit l’ordre et la sécurité. Ce contrat s’est affaiblit dans les deux sens. Ces territoires contribuent de moins en moins à la création de richesse et ont de moins en moins d’hommes à apporter aux armées de la guerre économique. C'est pourquoi, l’Etat est tenté de retirer quelques uns de ses « garnisons ».
Déjà en 1998, le gouvernement avait tenté de revoir la carte des zones de police et de gendarmerie. Il s’agissait de réaffecter des moyens vers les zones urbaines au détriment des zones les plus rurales où l’insécurité a disparue avec la population. Ce fût un tôlé qui a obligé le gouvernement a reculé.
La réforme de la carte judiciaire, si elle allait au bout, serait un évènement d’une première importance car il annoncerait une rupture profonde dans le lien entre l’Etat et ses Territoires. Si l’Etat décide désormais d’affecter ses moyens sur le territoire, uniquement en fonction de la rationalité de gestion et sans souci d’asseoir une présence territoriale pour assurer un minimum de vie partout, le visage de la France en sera bouleversé. Des pans entiers du pays seront condamnés à dépérir ou à devenir des communautés de retraités.
La question du devenir des villes petites et moyennes dans la France de demain reste une question pendante. Une question si difficile qu’elle fait partie des tabous du débat public français les plus solides.
La réponse passe par la prise de conscience de l’enjeu des évolutions démographiques territoriales. Si les partis politiques jouaient leur rôle, ils mettraient cette question au centre de leurs programmes (??) pour les élections municipales et cantonales de mars prochain. L’Etat et les partis politiques doivent tenir un langage clair :
- Soit considérer que l’ensemble du territoire national a vocation à être habité et doit bénéficier d’une présence minimale de l’appareil administratif et d’équipements publics.
- Soit considérer que l’Etat doit affecter ses moyens de la manière la plus rationnelle possible en ne prenant en compte que les besoins réels de la population.
Pour ma part, je considère que les territoires sont aujourd’hui en concurrence les uns avec les autres et qu’ils ne peuvent pas être considéré comme des sujets de droit … mais je conçois que ça se discute.
Les perspectives de réforme de la carte administrative devraient conduire les élus locaux à se réveiller. Ils ne peuvent pas se contenter de hurler à l’injustice, à dénoncer les machins à deux vitesses et tout attendre de l’Etat. Ils doivent se prendre en main et relever les défis de la démographie et de l’attractivité. De son coté, l’Etat doit tenir un langage clair vis-à-vis des territoires en affichant clairement qu’il accompagnera le développement et sanctionnera le déclin … ou l’inverse.
* * *
Les polémiques sur la carte judiciaires n’auront malheureusement pas permis de faire poser ce débat avec la clarté qu'il mérite. Pour la chancellerie c’est juste une réforme de l’organisation des services judiciaires sans dimension d’aménagement du territoire. Pour l’Elysée c’est une question de volonté : faire enfin cette réforme "courageuse" que les prédécesseurs n’avaient pas eu le courage de faire.
Et dans les villes concernées, le débat opposera un opposant de gauche qui dénoncera ce gouvernement obsédé par la logique comptable et qui laisse tomber les petites villes, et un député UMP qui jurera qu’il s’est battu comme un lion auprès de Rachida Dati pour sauvegarder l’essentiel.
A ne jamais poser les problèmes, on est sûr de ne jamais les résoudre.
Malakine
à vrai dire c'est l'addition des mesures et des annonces (cf la franchise sur laide juridictionnelle) qui me laisse une impression finale plus que déplaisante
Rédigé par : marc | 16 novembre 2007 à 17:36
Holla.
Réelle question que ce rééquilibrage/ déséquilibrage territorial que bcp de français le rééquilibrage réclament de leur voeux.
La métropolisation est une logique qui s'inscrit peut être autant ds le "progrès" que ds les logiques libérales et la loi du plus fort.
Les dificultés, le stress, la polution, le prix des loyers, les problèmes de liaisons entre le centre et ses périphéries... vont continuer à s'agraver.
La réforme des universités ira d'ailleurs ds le même sens.
je hais la région parisienne (putain c'est moche, le RER, le periph, les barres, les tours, c'est sale), et les embouteillages de la rocade de bordeaux m'exaspèrent (je vais assez souvent à bordeaux), Toulouse est entrain de devenir un enfer...
Il ya pourtant tant de villes moyennes qui mériteraient une revitalisation, Je vais peut être vous parait débile ou rétro mais j'adore Vierzon, Auxerre, Vichy...(j'y ai des amis et rêve de m'y installer, mais putain de marché du travail..).
La dimension me convient, les relations humaines sont plus calmes, les enfants plus tranquiles...il y a l'essentiel pas loin (parcs, commerces, ciné...)
Si la France poursuit ds ces logiques de métropolisation outrancières (regardez les lignes tgv, et toutes ces politiques publiques et privées qui vont ds le meme sens;la rationalité, l'efficacité..) la France va ressembler à un désert parsemé de métropoles de plus en plus infernales.
Comme la France est un pays ou l'action directrice de l'Etat est déterminante, si celui ci renonce ou pire va ds ce sens, ça risque de ne pas être beau, et moi je vais encore me plaire moins ici.
Une raison pour partir encore plus vite?
Rédigé par : perla austral | 16 novembre 2007 à 19:15
@Malakine
"...la lutte des cheminots pour que le contribuable continue à payer pour leur retraite"
Même les meilleurs tombent dans le piège de la démagogie la plus triviale !
"Pour ma part, je considère que les territoires sont aujourd’hui en concurrence les uns avec les autres"
Et elle est comment cette concurrence ? Libre et non faussée ? Et la main invisible va assurer la satisfaction économique de tous ? Peut-on espérer qu'un jour on tire enfin les conséquences du fait qu'il y a des systèmes économiques bien plus performant que la concurrence ? Ah oui, j'oubliais, il faut être "réaliste" ..... et donc demander l'impossible comme le disait le Ché (le vrai)
Sinon une vision originale, argumentée et intéressante comme toujours
Rédigé par : RST | 16 novembre 2007 à 20:14
excellent billet
Rédigé par : Edgar | 17 novembre 2007 à 00:10
Comme toujours, très bonne analyse. félicitations
Rédigé par : GED | 17 novembre 2007 à 09:52
@ RST
J'évoquerais nécessairement le sujet des retraites. On parlera à ce moment là ... En attendant, se battre pour une situation de statut quo et des "avantages acquis" alors que le régime est déficitaire et qu'on ne propose pas de solution de financement, j'appelle ça vouloir faire financer sa retraite par le contribuable ou les générations futures.
Sur la concurrence entre les territoires comme pour le reste, il faut d'abords prendre en compte la réalité. Ensuite on peut raisonner. Aujourd'hui, les territoires sont en concurrence avec ce que cela implique : concentration, spécialisation, inégalités morts au bord du chemin ...
Soit on l'accepte et on mise sans scrupule sur les gagnants, soit on le refuse et on cherche des moyens de rééqulibrer. Mais le pire est de laisser le système en l'état, de refuser l'idée de la concurrence et de voir ces conséquences comme des injustices. Ce qu'on fait en ce moment
@ Perla Austra
Entre la métropole invivable et les petites villes, il y a des intermédiaires ...
A+
Rédigé par : Malakine | 17 novembre 2007 à 15:49
@Malakine
J'ai bien noté que nous reparlerions des retraites mais en attendant une petite mise au point.
Les cheminots se battent pour leurs "avantages acquis" ce qui est tout à fait naturel me semble-t-il. Comment on finance ces avantages est une autre question et le raccourci que tu proposes (ils se battent pour faire financer leur retraite par les contribuables)n'est pas satisfaisant.
Pour aller plus loin sur ce sujet je recommande l'excellent article de L.Neumann dans Marianne de cette semaine(L'équité?Elle est en grève!)
Rédigé par : RST | 17 novembre 2007 à 17:41
"A titre d’illustration, Montluçon où le bâtonnier a engagé une grève de la faim pour s’opposer au projet de réforme de la carte judiciaire a perdu 30 % de sa population en 30 ans !"
Oui, mais ça a payé, il a non seulement gardé son TGI, mais il a en plus pris 1/3 du territoire couvert par le TI de Moulins. Beau hold-up opéré en moins de 48 heures avant la visite de Dait à Lyon le vendredi dernier, qui devait annoncé les mesures pour la Cour d'Appel de Riom.... Moulins pourra toujours se consoler en se disant qu'elle aura le plus beau TI de France, puisque 700.000 euros de travaux viennent d'y débuter....
"Ces avocats n’ont tout simplement aucune envie de faire la route pour les audiences ou de déménager et craignent de perdre leur clientèle"
Pour la première partie, il est normal que si on impose des frais de déplacements aux avocats, cela leur apparaisse comme un manque à gagner difficile à digérer...
Et faire la route l'hiver en Haute-Loire l'hiver pour aller de Brioude, où il y avait un TI, au Puy en Velay, avec passages de cols enneigé (60 km, 1 heure dans des conditions normales, selon un site d'itinéraire), oui c'est loin d'être une perspective engageante.
Quant à perdre leur clientèle, je ne sais pas vous, mais moi je choisis un avocat près de chez moi, pas près du tribunal, donc ça ne change à priori pas grand chose....
En revanche, c'est vrai qu'il y aura forcément moins de barreaux, donc moins de bâtonniers.
Rédigé par : john.reed | 19 novembre 2007 à 12:15
Salut, j'aime bien la formule "déménagement du territoire". Le problème est qu'on enlève ici pour ne pas remettre ailleurs. Si les tribunaux ne sont pas ou plus ailleurs, en revanche, la vérité est ailleurs! Ce n'est pas de la destruction créatrice, au sens de Schumpeter, mais plutôt de la destruction destructrice. Cette dite "réforme" me semble bien trop rapide etr radicale pour être crédible. Tu as raison, " A ne jamais poser les problèmes, on est sûr de ne jamais les résoudre." Combiner vivacité necesssaire de l'action et patience dans la reflexion etl'action semble impossible à certains. Soit "on" est trop patient et rien ne se passe, soit "on" ne l'est pas et "on" agit avec un manque évident de discernement. Je trouce ce spectacle affligeant.
Rédigé par : David MOUREY | 19 novembre 2007 à 21:48
Comme le fais remarquer perla Autral, il ne vous a pas échapper que la concentration atteint vite ses limites physiques. Et a moins de vouloir une france faite de "desert" maillé de centre urbain infernal, il faut voir le problème autrement.
Ces centres administratifs peuvent être source de développement : une administration ce sont des emplois qui drainent des emplois induits qui créer un tissus économique et donc permet à des hommes de vivre sur place, donc pour certain de produire pour d'autres. Coyez vous que les agriculteurs seront comptant de devoir allez à la prochaine "mégalopole" pour toutes leurs démarches administratives pour pouvoir produire afinde nourrir la dite "megalopole" ? Ils reviendront à l'auto subsistance et feront le minimum pour se délier des charges financières qui les frappent.
Notre société exalte le chacun pour soi alors qu'une société nécessite des échanges. Le jour où cela cassera et il n'est peut être pas loin, il sera trop tard pour réagir a moins de mettre en place une "dekoulakisation".
Je pense que le resultat de mars 2008 va être interessant à analyser.
Seul l'administration qui n'a pas de devoir de rentabilité peut construire se maillage de presence sur le territoire. Les entreprises iront là où ce sera le plus "rentable" pour elle : facilité de recrutement, de disponibilité des collaborateurs, de contact avec les autres acteurs, de coût d'infrastructure...
Rédigé par : egdltp | 21 novembre 2007 à 10:36
La rationalisation peut être intéressante si elle permet de se débarrasser des M2 peu occupés en vendant certains bâtiments publics, mais la contrepartie devrait être plus de moyens pour la justice et ses délais qui sont très défaillants par rapport à bien d'autres pays. La sécurité juridique( donc les moyens affectés ) garantissent la sociale et l'autre économique. Hors ça, c'est perdu. Est ce que le gouvernement a proposé ça, je ne le crois pas.
Rédigé par : olaf | 30 novembre 2007 à 23:16
Montebourg en pleine forme :
http://www.dailymotion.com/video/x3hnrp_budget-justice-la-journee-commence_politics
Pas terrible cette réforme pour un pays déficient en moyens de justice.
Rédigé par : olaf | 03 décembre 2007 à 15:01