Bruno Lemaire, l’ancien directeur de cabinet de Dominique de Villepin vient de publier une tribune dans le monde dans laquelle il appelle à tirer toutes les conséquences de la crise financière. Deux des trois chantiers qu’il propose d’ouvrir sont devenus dans le contexte actuel de simples banalités : régulation de la finance internationale et affirmation d’une politique européenne commune en matière économique.
Le troisième sujet est plus intéressant car il s’appuie dans une erreur de diagnostic et abouti sur une contradiction insoluble. Bruno Le Maire appelle à mieux rémunérer les revenus du travail et éviter une dérive de l’endettement telle qu’on l’a connu aux Etats-Unis et dans d’autres pays européens.
L’idée est sympathique mais se heurte dans son énoncé-même à des obstacles qui la rende illusoire. Immédiatement après avoir avancer la nécessité de mieux rémunérer le travail, l’auteur signale que les entreprises ne seront pas en mesure de le payer... sans pour autant remettre en cause ce système qui empêche les entreprises de payer les salariés en fonction de la qualité et de la productivité de leur travail.
Manifestement Bruno Le Maire a lu Jean Luc Gréau, à qui il rend hommage pour avoir tiré la sonnette d’alarme avant que la crise ne survienne. Le lien entre l’excès d’endettement des ménages américains et la stagnation de leurs rémunérations est clairement établi, même si l'origine de cette captation de richesse est passée sous silence.
Bruno Le Maire a en revanche tort de transposer ce diagnostic à la France où le pouvoir d’achat à progressé ces dernières années et où l’endettement des ménages est resté contenu Certains économistes, comme Jean Peyrelevade, analysent justement le mal français comme provenant d’un excès revenus (après impôts) des ménages qui pèserait sur la compétitivité des entreprises.
Le problème de la France est ailleurs et BLM l’évoque involontairement lorsqu’il pense immédiatement à un complément de salaire versé par l’Etat, sur le modèle du RSA.
"Il faut en premier lieu se pencher sur la rémunération du travail dans nos économies. Le décalage entre les gains de productivité et l'augmentation des salaires n'est plus tenable. Elle risque de conduire, après la crise financière et la crise économique, à une crise sociale. Qui doit opérer ce retour au réel ? L'Etat, sur la base du revenu de solidarité active (RSA), qui est un complément de revenu pour les bas salaires ? Les entreprises ? Mais à quelles conditions et avec quel niveau de charges ?"
Depuis une dizaine d’année l’Etat a en effet pris l’habitude de se substituer aux entreprises pour rémunérer le travail : Exonérations de charges sur les bas salaires, prime pour l’emploi, RSA … La France, fidèle à sa culture étatique, a compensé des salaires trop bas par des dépenses publiques et non comme les anglo-saxons en ouvrant les vannes de l’endettement privé.
En France, la crise s’est manifestée sous la forme d’une crise des finances publiques. L’Etat peut encore régler ses dettes, mais n'a déjà plus les moyens de faire face à toutes les demandes sociales. La « divine surprise » de cette crise a été de constater que l’endettement public était finalement moins grave que l’endettement privé, contrairement à ce que les économistes officiels nous ont dit pendant des années.
Aux Etats-Unis les ménages se sont endettés pour consommer. En France, l’Etat s’est endetté pour distribuer du pouvoir d’achat et des allocations sociales et permettre aux citoyens de continuer à consommer. Le problème est le même. Lorsqu’on s’endette pour autre chose que pour investir, on s’appauvrit.
La solution préconisée par BLM de subventionner le travail (ou de transférer les cotisations sociales sur l'impôt ce qui revient au même), revient à présenter le problème comme une solution. C’est comme si on voulait résoudre les défaillances américaines en libérant le crédit !
Attaquons nous donc à la cause du problème en se posant la seule question qui vaille : Pourquoi le système empêche t-il donc les entreprises de payer aux salariés le juste prix de leur travail ?
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Parce qu’elles doivent nourrir un actionnaire trop gourmant ? Dans ce cas, il faut calmer les exigences du capital. C’est l’enjeu de la régulation de la finance.
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Parce que la masse salariale est trop inégalement répartie vers le haut de l’échelle des salaires ? Dans ce cas, il faut dissuader les hautes rémunérations. C’est l’enjeu de la redistribution et de la progressivité de la fiscalité.
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Parce que leurs prix de revient seraient trop élevés par rapport à la concurrence ? Dans ce cas, il faut conduire la concurrence à élever également ses salaires et si elle est étrangère de renchérir ses prix par des taxes antidumping. C’est l’enjeu des protections tarifaires.
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Parce que les salariés ne sont pas en état de négocier ? Dans ce cas, il faut rééquilibrer le rapport de force, les remettre en situation de négocier, recréer les conditions d’une lutte des classes. C’est l’enjeu du droit social.
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Parce que les entreprises peuvent se permettre un chantage à la délocalisation des activités ? Dans ce cas, il faut éviter de mettre les salariats en concurrence les uns avec les autres et mettre fin au libre échange intégral non régulé. C’est l’enjeu du protectionnisme européen coopératif de relance.
Encore un petit effort Monsieur Lemaire. Continuez à réfléchir, vous êtes sur la bonne voie…
Malakine
« recréer les conditions d’une lutte des classes ». Dans ce cas, il faut mettre fin à la lutte contre les « discriminations », qui l'a supplantée depuis vingt ans...
Rédigé par : Criticus | 21 octobre 2008 à 22:25
Avec des bourgeois à la tête des principaux partis, elle risque d'être belle la lutte des classes.
Je me souviens de Mélenchon qui était très en colère contre l'ordre féodal tibétain.
"nourrir des gens qui ne travaillent pas" disait il en parlant des moines.
Le journaliste ne lui a pas fait remarqué que lui aussi est payé sans travailler, au sens , travail productif.
Il n'y a pas besoin de grand système mondial de régulation, qui sera toujours au bénéfice de la haute bourgeoisie.
Il suffit de distribuer les bénéfices des entreprises à ceux qui créer la richesse.
Non pas par égalité, mais par justice.
Ils verront que les gens auront de quoi acheter ce jour là.
Rédigé par : Three piglets | 22 octobre 2008 à 00:14
@ Malakine,
Un immense merci pour avoir repéré cette tribune qui m'avait échappée. Cela m'a fait un plaisir incroyable de voir un techno villepiniste comme BLM reprendre en grande partie les thèses de Gréau et de l'autre politique en général.
Un point de désaccord avec toi en revanche : il n'y a pas de problème de niveau des revenus nets en France. Le problème est au niveau du coût total du travail (salaire + cotisations sociales, qui font presque doubler le coût du travail). Le coût total du travail est élevé en France mais en revanche les salaires nets sont assez faibles par rapport aux autres pays occidentaux. Cela a deux raisons :
- une collectivisation plus importante qu'ailleurs des dépenses de Sécurité Sociale (ce qui est bien : il suffit de demander aux retraités Américains ce qu'ils pensent des retraites par capitalisation aujourd'hui...)
- le choix de faire peser le financement de la Sécurité Sociale quasi exclusivement sur les salaires
Résultat, nous avons le paradoxe d'un salaire brut élevé et d'un salaire net faible.
Je crois que la solution que propose BLM en filigrane est un transfert au moins partiel des cotisations sociales. C'est peut-être le retour de la TVA sociale, qui n'a pas trop mal réussi aux Allemands ces dernières années, et qui permet de ne pas faire peser le coût de notre Sécurité Sociale sur nos exportations, mais en revanche de faire contribuer les importations. Aujourd'hui, quand nous achetons chinois, nous achetons le modèle social chinois. En revanche, quand nos industriels Français vendent en Allemagne, les Allemands paient à la fois pour le modèle social Français et une partie du leur...
Rédigé par : Laurent, gaulliste libre | 22 octobre 2008 à 14:26
@ Laurent
Non, on n'est pas en désaccord. C'est BLM qui sous entend que les salaires n'ont pas progressé. J'ai bien compris qu'il voulait faire migrer l'assiette des cotisations sociales sur autre chose. La question c'est sur quoi quand on ne peut ni taxer le travail, ni l'appareil productif, ni la consommation...
En tout cas, on sent bien que BLM réfléchit juste, mais qu'il n'ose pas encore aller au bout de ses raisonnements.
Rédigé par : Malakine | 22 octobre 2008 à 14:43
> "Parce qu’elles doivent nourrir un actionnaire trop gourmant ?"
Probablement non puisque l'actionnaire est le dernier à être rémunéré. Passent avant lui l'Etat (qui prélève sa dîme le premier), les salariés, les banques (emprunts souscrits qu'ils faut bien rembourser).
Au bout du compte c'est l'actionnaire qui reçoit le moins, et l'Etat qui perçoit le plus.
Rédigé par : toto | 22 octobre 2008 à 17:48
@ Criticus
Complètement d'accord avec toi, la lutte contre les discriminations et la promotion de la diversité ont bien supplanté la lutte des classes: la figure du migrant et des "sans" s'est substituée à celle de l'ouvrier. Jean-Claude Michéa l'explique bien dans son dernier ouvrage La double pensée avec l'évocation du "diversity management".
@ Laurent le Gaulliste
Je suis plus que réservé sur la TVA sociale qui possède un aspect fortement inégalitaire lui préférant la taxe Lauré ou une cotisation sur la valeur ajoutée.
Sur l'Allemagne, le dernier ouvrage Low wage work in France (dir Jerome Gautié) nous montre que les structures du marché du travail ont fortement changé ces 15 dernières années (réformes Hartz et Minijobs) et que la compétitivité de l'allemagne s'est faite au prix d'énormes sacrifices.
Rédigé par : René Jacquot | 22 octobre 2008 à 20:58
@ Malakine
Complètement d'accord : il ne va pas jusqu'au bout du raisonnement. Son raisonnement sur les salaires est la réplique exact de ce que dit JL Gréau, en revanche, il ne va pas jusqu'à remettre en cause de libre-échange intégral.
@ René Jacquot
Ce qu'a fait l'Allemagne pour préparer l'euro est proprement incroyable. Certes, cette déflation salariale leur a permis de redevenir compétitif (ils se faisaient très peur en 1992 en invoquant leur coût du travail qui était supérieur de 25% à la moyenne européenne à l'époque). Mais, on peut se demander quel est le sens d'une société qui pousse à une telle compression des salaires. J'étais allé à une conférence de Res Publica qui parlait de l'Allemagne et un intervenant soulignait à quel point ces réformes avaient modifié un pays qui était avant un pays de classes moyennes.
Il faut que je me renseigne sur la taxe Lauré. A priori, la taxe sur la valeur ajoutée pose le problème de davantage taxer ce qui est produit localement (qui a une plus forte valeur ajoutée locale), ce qui me semble dangereux...
La TVA sociale peut paraître injuste fiscalement, mais cela peut être compensé par des taux différents selon les produits pour corriger un biais inégalitaire. En outre, il ne faut pas oublier qu'in fine, ce sont déjà les consommateurs qui paient les charges sociales, indirectement puisque ce ne sont que des coûts comme les autres pour une entreprise. En outre, cela permettrait de faire contribuer les produits importés.
Rédigé par : Laurent, gaulliste libre | 23 octobre 2008 à 10:40
http://www.lemonde.fr/politique/article/2008/12/12/le-villepiniste-bruno-le-maire-devrait-etre-nomme-secretaire-d-etat-aux-affaires-europeennes_1130266_823448.html
Bruno Lemaire devrait remplacer Jouyet aux affaires européennes... ce n'est pas une trop mauvaise nouvelle, il est un peu moins techno bruxellois que son prédecesseur.
On le jugera sur pièce.
Rédigé par : René Jacquot | 12 décembre 2008 à 14:45