Assez parlé de présidentielles ! Revenons aux choses sérieuses. Le 6 décembre dernier, les économistes du conseil d'analyse économique Patrick Arthus, Elie Cohen et Jean Pisani-Ferry signaient une tribune dans Le monde intitulée "L'air du protectionnisme électoral" dans laquelle, ils faisaient naturellement passer les partisans de cette thèse, dont faisait partie il y a encore peu de temps un certain candidat à l'élection présidentielle. Plus maintenant depuis qu'il a décidé de rallier .... Argh, je sens que ça va avoir du mal à passer cette histoire de ralliement !...
Donc ... dans laquelle ils caricaturaient la propositions jusqu'à l'outrance en parlant de ligne maginot et d'isolationisme et reprennaient en coeur la ritournelle bien connue : On n'arrêtera pas la mondialisation, le protectionisme n'a jamais marché, la france n'est pas assez compétitive, il faut investir dans l'innovation et les nouvelles technologies ect ...
Ce qui est intéressant est surtout qu'ils s'y soient mis à trois pour répondre de telles banalités, mille fois entendues. Comme dit le proverbe "qui se justifie trop s'accuse". C'est quand même pas un signe de grande sérénité ...
Bref, Hakim El Karoui vient de lui répondre dans une tribune sobrement intitulée "Pour un protectionisme européen". Je la reproduit ci-après parce je crois que les archives du Monde ne sont pas accessibles très longtemps.
Si vous avez des commentaires à faire, je préfère que vous les déposiez directement sur le site de l'auteur, par respect pour lui.
Le monde a changé. On ne peut plus penser les réalités économiques avec les instruments d'hier comme le font MM. Artus, Cohen et Pisani-Ferry (le Monde du 6 décembre).
Dans l'élection présidentielle à venir, trois questions politiques fondamentales se posent. La première question est nationale : comment redonner espoir aux milieux populaires et aux classes moyennes, qui réclament à longueur d'élections une protection collective de leurs emplois et répondre ainsi au sentiment de déclassement généralisé qui frappe la société française ? La deuxième question est européenne : comment redonner un projet politique à l'Europe, dont l'ambition semble avoir sombré sous l'idéologie du libre-échange ? La troisième question, enfin, est internationale : comment organiser le monde pour répondre à l'émergence de nouvelles puissances économiques et diplomatiques, au premier rang desquelles se trouvent la Chine, l'Inde et, dans une moindre mesure, le Brésil ?
Le 21 avril 2002 d'abord, puis le non au référendum européen le 29 mai 2005 ont montré que le rêve de Lionel Jospin d'une alliance des classes moyennes et des milieux populaires s'était transformé en cauchemar. Il y a bien eu alliance, mais contre Lionel Jospin d'abord, puis contre l'ensemble des partis de gouvernement, trois ans après. Cette alliance s'explique par le sentiment de plus en plus prégnant d'une rupture sans retour entre ceux qui dirigent le pays - ces 15 % à 20 % de Français qui sont à l'aise dans la mondialisation, et que leurs professions mettent en première ligne sur le grand marché international des compétences - et les autres. Il faut se féliciter de la réussite des premiers et l'encourager, mais on ne doit pas pour autant faire comme si tout le monde pouvait suivre.
Bien sûr, nos experts n'ont pas cette naïveté. En fait, la seule réponse proposée jusqu'à ce jour, en cohérence avec le système de libre-échange généralisé, c'est d'améliorer notre offre pour permettre aux entreprises et aux salariés français et européens d'être plus compétitifs. D'où des choix qualifiés de "libéraux" en faveur d'une baisse des impôts et des prestations sociales, d'un allongement de la durée du travail, d'une réduction des dépenses de l'Etat, d'un assouplissement du droit du travail et d'un investissement public plus important dans la recherche qui tendent tous vers le même objectif : améliorer la compétitivité française et européenne.
Ce discours repris en choeur par MM. Artus, Cohen et Pisani-Ferry se heurte néanmoins à deux réalités : la première est politique et même tout simplement démocratique. Les Français n'en veulent pas parce qu'ils doutent de l'efficacité de ces remèdes, et parce qu'ils refusent un système parfaitement inégalitaire. Faut-il continuer à ne pas entendre ce message ?
Deuxième difficulté. Le discours convenu sur l'agenda de Lisbonne et sur la spécialisation du Nord dans l'intelligence et la valeur ajoutée se heurte à la nouvelle réalité chinoise qui, selon l'OCDE, vient de dépasser le Japon en termes de dépenses de recherche et développement. La Chine a l'ambition d'être la première nation du monde et, à sa suite, les grands pays émergents ont envie de voir reconnaître leur nouvelle puissance. Cette volonté est légitime, et il serait criminel de ne pas adapter notre action à cette nouvelle réalité. L'inégalité entre le Nord et le Sud ne protège plus les salariés du Nord ; elle les menace au contraire, tout en profitant à l'élite européenne et... chinoise.
Aux Etats-Unis, une nouvelle majorité - démocrate - a été élue à la Chambre avec un discours protectionniste, et il serait interdit en Europe d'évoquer cette option ? Pourtant, l'Europe aurait tout à gagner à ce choix. Politiquement parce qu'il lui permettrait de redonner de la cohérence à son action. L'Europe est le continent le plus libre-échangiste du monde, qui fixe à ses entreprises des contraintes qu'elle n'impose pas aux autres : comment s'étonner dès lors que les Français refusent un système qui les pénalise alors qu'il prétend les protéger ? Ensuite, le protectionnisme européen serait une façon d'édicter enfin un intérêt général européen qui n'existe plus. L'Allemagne, par exemple, a décidé d'améliorer à tout prix sa compétitivité en réduisant la demande intérieure sur son territoire, quitte à pénaliser les entreprises françaises et italiennes qui y exportaient leur production.
Le monde a besoin de frontières claires entre les ensembles régionaux qui pourraient se matérialiser par exemple via des contingents commerciaux. Les Chinois, qui sont ouvertement protectionnistes, et les Américains, qui n'hésitent pas à l'être quand c'est nécessaire, n'hésitent pas à délimiter ces frontières. Et l'Europe et la France devraient par idéologie se tenir à l'écart de ce mouvement ? La question du protectionnisme européen est simple : veut-on une société inégalitaire, sur le modèle de l'Ancien Régime ? Ou veut-on une société de cohésion, où les classes moyennes ont de l'espoir, où les milieux populaires peuvent retrouver le goût de l'avenir, où l'Europe regagne une cohérence plus que jamais nécessaire à l'heure de la nouvelle mondialisation qui commence ? C'est tout l'enjeu de ce débat, qui mérite d'avoir lieu. Et c'est la responsabilité des politiques de le mener.
Hakim El-Karoui, auteur de "L'Avenir d'une exception" (Flammarion, 332 p., 18 €)